MOSCOU. NOUS MARCHONS SUR SHANGHAï !
Lobscurité colle à la peau de la ville foraine. Méconnue, elle est lespace fantasmé du crime comme du mystère. La ville foraine russe et ses espaces de garages, de wagons ou containers comme de kiosques et de marchés néchappent pas à la règle.
Mais tout comme la cartomancienne ou le voleur de poules ne sont pas lessence du peuple tzigane français, le complot, lillégalité ou le mystère ne sont pas davantage lessence de la ville foraine russe. Que faire cependant de ces représentations obscures si présentes à limaginaire quelles en deviennent solides ? Le travail de représentation peut-il seulement les ignorer ou doit-il les considérer comme matière ? Le mystère, comme la glaise à pétrir, fruit de la méconnaissance sans doute, du désir dillusion sûrement.
Nous lavons rencontré cet été, depuis nous le visitons régulièrement dans son garage de tôles rouillées comme on visite un chaman, un ermite. Il parle de Dieu, de corneilles, de visions et de prémonitions. Ses premiers mots furent « ça fait longtemps que je vous attendais. Je vous avais « vu » il y a longtemps vous portiez des caméras, alors là, quand vous êtes arrivez, jai su que je devais vous parler » Et Ilya parle. Il parle de sa vie, de son Tatarstan natal, de son travail davant dans une entreprise détat mais aussi et surtout de son travail ici : garagnik à Shanghaï.
Pour retrouver le garage dIlya au milieu des 4000 autres que compte encore Shanghaï, il faut sortir métro Universitiet, marcher un peu plus dun kilomètre et, arrivé en vue des bâtiments du renseignement, tourner à droite. Là, longer un immeuble dhabitations. Dépasser les premiers carwash installés dans des containers et arriver au passage à niveau gardé en permanence
Voilà, vous êtes à Shanghaï ou ce quil en reste. Près de 4000 garages détruits on fait place à un terrain vague que lon doit traverser pour atteindre un des quartiers de Shanghaï. Car Shanghaï est une ville dans la ville, parfois fantasmée comme un état dans létat.
Cest un espace clos que peu de Moscovites connaissent autrement que par ouïe dire ou réputation. Cest un espace propice à la projection de fables ou de légendes, à moins quil ne sagisse de lespace de représentation dun Mystère forain géant. Sa clôture et sa relative autogestion temporisant les relations avec les autorités, en font le lieu de tous les fantasmes : vols, recèles, et même tortures. On parle, à lextérieur comme à lintérieur, de caves creusées en secret sous ces garages cahotants. Contrairement à google map, regarder une carte touristique ne vous apprendrait rien et ne ferait quaugmenter le mystère, une large tache grise sétend là pour signifier un terrain vague sétendant de luniversité du MGU aux bâtiments du renseignement. La légende urbaine ferait de Shanghaï un des principaux accès ou couverture du mystérieux réseau de tunnels du métro 2, ou D6 selon lappellation du KGB, dont la construction aurait commencé sous Staline. La rumeur prétend que la longueur de ce réseau excède celle du métro « normal », qu'il comporterait quatre lignes reliant le Kremlin, les quartiers généraux du FSB, le Ministère de la Défense ainsi que plusieurs autres installations stratégiques dont l'Aéroport Vnoukovo et la ville militaire de Krasnoznamensk. Il existerait aussi des entrées à ce réseau à partir de plusieurs édifices civils comme la Bibliothèque d'État, l'Université d'État de Moscou et au moins deux stations de métro régulières. Sa construction se serait poursuivie jusquen 1997. Cet univers secret et souterrain a été popularisé par Métro 2033 le best-seller de Dmitri Glukhovski dystopie post-apocalyptique mêlé de science-fiction et de fantastique, adapté par la suite en jeu vidéo. Shanghaï, dans les mythes et légendes modernes, devient alors la couverture de cette ville secrète sur le toit de laquelle depuis plusieurs mois nous marcherions.
Au dessus, Ilya nous prépare un café sur le poêle à bois quil vient de fabriquer. « Cest un Arménien qui ma appris à le faire comme ça. Avant ici tout était bien il y avait des douches, des bains, une femme avait un atelier de réparation de vêtements, une autre en vendait, une autre encore tenait un café. Pendant un moment on sest demandé sil ne fallait ouvrir une crèche tellement de femmes avaient accouché ici. Ici, ce sont des migrants pour lessentiel, des Ouzbeks, des Tadjik, des Arméniens, des Géorgiens, chacun a son café parce que vous comprenez ils ne mangent pas la même la chose. Avant tout était bien, on navait pas envie de rentrer chez soi. Les gens qui habitaient ici sont presque tous partis après les premières démolitions »
Le fantastique est peut-être davantage ici, dans cette Babylone où les langues se croisent, ou dans lorganisation autonome de ce qui demeure la coopérative de garages du FSB, de la sûreté et de luniversité. Dans le fantasme étatique dune perte de la rente de limpôt. Peut-être enfin dans ce que Shanghaï, comme les autres cités de garages de Russie, représente dirréductibilité dun artisanat et dune vie sans létat.
À suivre