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CONTRE LE FAIT MÉTROPOLITAIN, CHASSER LE NATUREL DE LA MÉTROPOLE AU GALOP

Numéro 9


Une métropole (emprunt du bas latin metropolis, « capitale d’une province », et du grec mêtropoles, « ville mère ») est la ville principale d’une région géographique ou d’un pays, qui, à la tête d’une aire urbaine importante, par sa grande population et par ses activités économiques et culturelles, permet d’exercer des fonctions organisationnelles sur l’ensemble de la région qu’elle domine.

Le fait métropolitain « Quelqu'un me dit : “Alors, à quoi servent les métropoles” Telle n’est pas la question : les métropoles existent. Elles sont le lieu où se fabrique le monde de demain, pour le meilleur et pour le pire et de ce fait, leur destin concerne absolument tout le monde. »
Bourdin Alain, Être métropole dans un monde incertain, 2017, colloque international POPSU

Alors tout serait dit ? Les métropoles sont là, germinations spontanées de nos vieilles villes, ou simple résultat de leur enflement comme le laissent supposer les épithètiques « Grand Paris », « Grand Lyon ». Phénomène naturel donc, souvent rendu vertueux par l'adjectif durable, et échappant à l'image de ville tentaculaire par l'utilisation du terme « ville dense ».

Or, loin de cette lecture relevant du darwinisme urbain, les métropoles sont, en France, instituées par la loi dite MAPTAM (Loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles) du 1er janvier 2015, fixant un nouveau statut d'établissement de coopération intercommunale : la métropole.?Cette loi fait suite au rapport de la « commission Attali » qui prônait en 2007 l'instauration de « super-communes » comme une des mesures permettant de relancer la croissance économique. Cette réforme devait alors permettre de simplifier et clarifier les compétences en diminuant le nombre et les niveaux de collectivités, mais surtout de faire des économies d'échelles et de structures : moins de structures égale moins d'élus, égale moins de fonctionnaires, donc égale moins de dépenses. L'équation est simple mais d'où vient l'idée de la super-commune ?

AU COMMENCEMENT UNE IMAGE, FRUIT D'ANALYSES GLOBALES SUR LA POPULATION MONDIALE URBAINE



En 2025, la Terre comptera 5 milliards de citadins, annonçait en l'an 2000 l'exposition Mutation conçue par Rem Koolhaas et mise en scène par Jean Nouvel à Bordeaux. Avec plein de cartes et de photos satellites, on y « visitait » la planète ou, du moins, ses principales agglomérations urbaines. Le constat se voulait froid mais l'analyse des raisons sociales, économiques et politiques en venait à manquer. Le fait métropolitain était posé. Il incombait désormais à tous de faire avec.

Pas question ici de s'interroger outre mesure sur le rôle du FMI ou des conflits dans le monde. On observe la planète comme la souris disséquée sur la paillasse d'un laboratoire. Vue d'avion, la métropole est là. Or, il aurait pu convenir d'interroger les raisons de sa naissance avant d'en dupliquer les principes et d'en faire notre quotidien urbain et politique. Ces raisons sont sans doute multiples, et leur diversité liée à des situations parfois particulières. Nous nous contenterons ici d'évoquer le possible lien de l'apparition métropolitaine avec les politiques du FMI et plus particulièrement de l'application du consensus de Washington à travers l'exemple de Moscou dans les années 1 990. Ou la métropole comme forme urbaine du consensus de Washington.

Bien que le terme n'évoque pas grand-chose aux habitants de la capitale russe et que celle- ci se tourne vers les planificateurs et logothètes français du Grand Paris, Antoine Grumbach en tête, pour apprendre à faire le Grand Moscou ; cette ville est très probablement, et à bien des égards depuis les années 1990, l'espace test de ce que l'on nomme « métropolisation ». C'est une des histoires politiques, économiques et urbaines sur laquelle il est cependant impératif de se pencher pour démonter la rhétorique naturaliste, voire darwiniste, qui présente la métropole comme l'avenir naturel et nécessaire de nos espaces de vie.

«Il nous faut des millions de propriétaires, pas un petit groupe de millionnaires », Boris Eltsine.

C'était aussi l'espoir de la population russe de voir son niveau de vie substantiellement amélioré grâce à un fonctionnement plus efficace de l'économie. C'est ce qui leur fit accepter le package néolibéral (libéralisation des prix, du commerce, recul de l'État, etc.) auquel sont associées les privatisations.

Dans son ouvrage Les privatisations en Russie et la naissance d'un capitalisme oligarchique, Cédric Durand précise que « Les privatisations engagées en Russie au cours de la décennie 1990 représentent la plus grande réforme de la propriété jamais entreprise. Alors qu'au début de la décennie la quasi- totalité de la production relevait du secteur étatique, dès 1998 environ 70 % du PIB est produit dans le secteur privé. Ce bouleversement des rapports de propriété est un élément clé de la transformation radicale. Il signe la fin et l'échec de l'expérience soviétique. Le changement systémique qui conduit à une pleine conversion au capitalisme a cependant été extrêmement coûteux. Le recul de l'activité économique est continu jusqu'en 1998.

Cette grande dépression est aussi profonde que celle des États-Unis au début des années 1930. Outre l'explosion des inégalités, les indicateurs tels que l'espérance de vie, l'éducation des jeunes ou la croissance démographique se sont dégradés. Le choc structurel des privatisations est un élément décisif de cette crise nationale. »

Mais cet effondrement n'est pas que le fruit de l'échec du modèle soviétique. Certaines voix dont celle de Teodor Shain ou Vadim Radaev se sont à l'époque élevées, proposant d'envisager une troisième voie qui ne soit ni celle de l'économie soviétique planifiée, ni celle du capitalisme de marché promu par les Américains et le FMI. Par là, comme le souligne la spécialiste de la transition russe Myriam Désert, ils exprimaient leur refus de s'inscrire dans un champ polarisé, marqué par l'opposition entre marché et plan, où les phénomènes sont classés comme relevant d'un des deux pôles ; Theodor Shain et Vadim Radaev affirmaient ainsi que, quoi qu'on ait pu dire, les systèmes dominants (libéralisme comme communisme) n'arrivent pas à « coloniser » toutes les marges de l'espace qu'ils régentent. Les formes « expolaires » des agir sociaux, souvent désignés comme « pratiques informelles » subissent certes l'influence de ces courants dominants, mais elles restent principalement déterminées par les normes des relations sociales primaires que sont les relations de sociabilité.

Mais ce sont les conseillers américains qui l'emportèrent, entraînant l'économie du pays et par conséquent, ses villes, vers le modèle que l'on connaît aujourd'hui. La Russie exsangue fut pour les administrations américaines un laboratoire d'application de ce que l'on appelle le consensus de Washington: un corpus de mesures économiques libérales, datant de la « période Reagan », visant à relancer, à l'instar du Rapport Attali en France, la croissance économique. Ce consensus s'est établi entre les grandes institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et le département du Trésor américain. Ainsi, initialement destiné à être appliqué aux pays d'Amérique latine, c'est relativement brutalement qu'il le sera à l'espace post-soviétique et russe en particulier.

Ce protocole se base sur les dix recommandations édictées par John Williamson en 1989 :



- Discipline budgétaire stricte (équilibre des dépenses et des recettes) ;
- Réorientation de la dépense publique (vers des secteurs de forts retours économiques ?sur investissements, diminution des inégalités de revenu) ;
- Réforme fiscale (élargissement de l'assiette fiscale, diminution des taux marginaux) ;
- Stabilité monétaire (inflation faible, réduction des déficits du marché, contrôle des réserves d'argent) ;
- Adoption d'un taux de change unique et compétitif;
- Libéralisation du commerce extérieur ;
- Élimination des barrières à l'investissement direct étranger ;
- Privatisation des entreprises publiques (pour une meilleure efficacité et pour réduire l'endettement) ;
- Déréglementation des marchés (fin des barrières à l'entrée ou à la sortie) ;
- Prise en compte des droits de propriété(incluant la propriété intellectuelle).

Nous n'analyserons pas ici l'impact de l'ensemble de ces points sur l'économie et la politique globale de la Russie mais nous concentrerons sur trois de ces points (privatisation, propriété privée et réorientation des dépenses publiques) afin de faire l'hypothèse de leur influence sur les questions urbaines et sur la naissance de Moscou en tant que métropole dans les années 1 990.

Alors que pendant ces années de crise, la population de certaines grandes villes russes comme Saint-Pétersbourg va décroître, la population de Moscou semble, d'un point de vue statistique, poursuivre sa lente croissance.
Cette image statistique est cependant à relativiser car elle ne révèle pas le nombre de nouveaux arrivants « invisibles » : immigrés des anciennes républiques ou tout simplement non enregistrés comme bon nombre d'habitants des régions venus ici tenter leur chance dans le marché et le capitalisme naissant, mais aussi, et peut-être surtout, dans l'espace où se concentre désormais l'ensemble des biens, services et richesses.

Population non référencée qui fournira la main-d'œuvre bon marché du chantier urbain sans laquelle la métropole ne peut advenir. Car la privatisation des entreprises d'État et les réorientations des dépenses publiques marquent tout autant la fin du welfare state qu'une certaine déshydratation des régions et périphéries en termes de service public. En quelques années, il faut réapprendre, substituer au service public, le service au public, assumé pour part par de petites initiatives collectives ou individuelles (développement des marchroutka privées pour le transport, toilettes publiques gérées par de petits entrepreneurs, etc.). De manière rétrospective, ceci constitue ce que l'on pourrait aujourd'hui envisager comme le début d'une certaine uberisation des services ; à une différence près, et de taille, puisque l'uberisation consiste justement en une reprise de la rente de ses économies dites informelles par des groupes institués et parfaitement inscrits dans le marché. On se presse donc à Moscou pour bénéficier de salaires indisponibles ailleurs et profiter de ce qui disparaît en région. La métropole est née. La population croît, le foncier privatisé augmente et on songe de plus en plus à le rentabiliser. Le dernier exemple en date étant le projet de destruction des kroutchovka (immeubles d'habitat collectif de quelques étages) pour les remplacer par des complexes de tours. La fameuse ville dense que le Grand Paris appelle de ses vœux en la faisant passer pour une mesure écologique !
Voilà la forme de la métropole, résultat de la déstructuration des entreprises de réseaux, du recul de l'État et de la concentration (quelque peu sauvage dans le Moscou des années 1 990) des biens, ressources et services.
Loin de l'idée même d'un projet, elle n'est ici que le fruit de l'application brutale du consensus de Washington à un pays en crise. On est ici bien loin d'une germination ou d'une évolution spontanée de la ville post- soviétique, mais bien face à une construction plus ou moins maîtrisée de l'espace urbain de la nouvelle économie.

Nous ne reviendrons pas ici sur les occasions manquées, les propositions « réalistes » de la « nouvelle gauche » de l'époque qui désirait partir du réel pour réinventer un modèle neuf. Autant de pistes et de lectures dont les Français (architectes, techniciens et politiques) feraient bien de s'inspirer avant de dupliquer le modèle, ses violences et ses inégalités intrinsèques (dépenses publiques pour profits privés, gated communities, etc.)

Depuis 2002 et les lois Jospin, la France connaît aussi le consensus de Washington. Mêmes politiques de privatisation et de déstructuration des entreprises de réseaux, notamment électricité et transport, recul de l'État et disparition progressive du welfare state.

C'est tout naturellement dans cette continuité que s'inscrit le projet de réforme territoriale et de métropolisation des grandes villes françaises, qui ne vise qu'à adapter le territoire à la nouvelle politique économique. Pourquoi continuer à irriguer égalitairement l'ensemble d'un territoire quand on peut au contraire concentrer l'essentiel en un point : la métropole ?

Stany CAMBOT

Sommaire du numéro 10
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EDITO / JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°10 : GLAUQUE EST UNE COULEUR
FILMER LE TRAVAIL,
C'EST FILMER [DANS] LE TRAVAIL. QUAND L'ENTREPRISE REFAIT TERRITOIRE

LES CAGOTS, LE RETOUR

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.