Dans un café de la capitale moldave, Chisinau (en russe Kichiniov) a l'approche des élections, rien ne semble perturber les conversations, préparatifs de fête, ni la diffusion sur l'un des écrans du Tucano café de la rue Pouchkine, du Cercle des poètes disparus. Les images se bousculent et se mêlent : un recoin de velours, de verre et de bois, deux mains fines qui s'activent sur une pompe à ballons, colorés. La couronne du Roi Lear, la neige nocturne, les lèvres gonflées - comme fendues - de la jeunesse et les pépins d'oranges moldaves presses.
Le scrutin imminent, depuis une semaine, émissaires européens et russes se pressent dans la capitale, organisant des concerts devant la Présidence, éclairant la nuit de feux d'artifices bruyants. La circulation est détournée, les trolleybus progressent avec peine.
Ces élections sont doubles : parlementaires et présidentielles. Parlementaires en Moldavie, présidentielles en Roumanie (que Ioannis a remporté grâce au vote de la diaspora). Comme cette dernière a largement distribue aux Moldaves des passeports roumains, la campagne roumaine s'est largement déployée ici.
Ainsi, le deuxième tour des élections présidentielles roumaines est-il aussi celui de près de 250 000 Moldaves, détenteurs d'un passeport roumain. Les files d'attente qui s'étirent devant le consulat et l'ambassade de Roumanie a Chisinau, ainsi que l affichage électoral roumain mêlé à celui des élections parlementaires du trente novembre, manifestent-ils un travail d'élaboration identitaire et une pluralité des références à l'oeuvre ? Dans cette pluralité toutefois, la divergence et la frontières ne sont pas exclues. Elles ne demandent qu'a être convoquées. Et brouillent les esprits. Le chauffeur qui me conduit vers Chisinau, ne sait pas qu 'en Moldavie le 30 novembre, le Parlement sera renouvelé. Pour lui le scrutin sera présidentiel.
Pas Stela, qui a longtemps cru en une issue politique, en un ailleurs qui pourrait résoudre la question du futur moldave et qui a tente sa chance en Italie. Il n'est plus temps d'espérer en ces promesses. Elle sait que ce pays, son pays (?) est acculé, soumis à deux élans contraires. Et qu'aucun de ses sauveurs revendiqués n'apporte avec lui de solution. Un promeneur, dit son mépris des députés locaux, de tout parti. "Ce sont tous des bandits compromis et prêts à promettre ce qu'il faudra, pour être élus et faire adopter une immunité pour eux et leurs alliés. Comme Vlad Plahotniuc ", conclut-il. Le député est l'un des hommes les plus riches du pays.
"Mais Poutine et Medvedev eux, sont peut-être un peu moins compromis, et ils défendent l'honneur de leur pays et de leur peuple". Rien ne peut empêcher les légendes de voyager librement. "L'Europe déverse des millions - de fait plutôt des centaines de millions d'euro - ici, mais où sont les routes et les infrastructures ? L'argent est dans les poches des députés ". Sans doute, mais a-t-on avec cela épuisé le sujet ?
Me donneras-tu tes lèvres ? Me les donneras-tu, tout entières, et a moi seul, dans un élan de fusion ? C'est la prière, la tentation hantant les lieux depuis des décades. La Moldavie errant de bras en bras, au gré des invasions et des tractations.
Des étoiles concurrentes s'élèvent dans les cieux moldaves. Etoiles cadentes, ou décadentes ? La force d'attraction de ces corps célestes est elle seulement résistible quand les étoiles de l'Europe, de l'Otan et de l'ex URSS rivalisent d'éclat ? Sur les tracts, les affiches, les murs, les cieux, l'asphalte...
Assiste-t-on par anticipation au récit d'un suicide national maintes fois réédité ? Drame de répétition historique ? Le professeur suicidaire (encore ne le sait-il pas, au jour de son entrée en scène, il n'en a même pas l'intuition) et l'élève subjugué croient-ils a sa réalisation ? Si c'est une coalition favorable à l'intégration européenne de la Moldavie qui est au pouvoir, pour le scrutin imminent, les pro européens , sont au coude a coude avec les partisans d'une Union -qu'elle soit simplement douanière ou plus largement politique - avec la Russie.
À cela rien de surprenant, pays membrane, zone de transit et de transition, la Moldavie est arrimée tant à ce qui est la limite est de l'Europe qu'a la zone méridionale de l'étranger proche russe. Alors qu'elle a signé un accord d'association avec l'UE en juin, ratifié par le Parlement européen, elle vient également de prolonger l'accord la liant a la Russie (Gazprom) pour ses livraisons de gaz.
À Chisinau, les slogans politiques circulent et ont fleuri sur tous les supports et vecteurs possibles. Comme des virus n'attendant que nous pour se répandre, les idées les plus variées se télescopent. "Au diable les valeurs européennes !", "La Moldavie sans les oligarques", " La Moldavie sans corruption". L'étoile des socialistes, emmenés par Igor Dodon, en couverture de Business Class affirmant que la Moldavie a besoin d'une "nouvelle voie" -" Pour une Moldavie aux côtés d'une Russie forte"-, rivalise avec celle du Parti Libéral - "Unis en famille avec l'Otan et l'UE"-. Les communistes d'aujourd'hui, quant a eux ne font que parler d'eux-mêmes : "Seulement Voronine" - actuel chef du parti et Président de la république de 2001 a 2009 - "et seulement le KPRM" - parti communiste de la république moldave.
Graffées, collées, distribuées, flottant sur des drapeaux emmenés sur les vélos, les voitures, les piétons effectuant un porte a porte minutieux. Sur un mur d'expression libre près de l'Arc de triomphe, de la place nationale Maria Adunari comme ailleurs, le plus trivial, l'immonde, le grave et le joyeux, le profond s'y côtoient. On y parle de Résistance, associée a une croix gammée, de terrorisme léniniste, de peuple moldave donc roumain, de réflexion en cours et d'indétermination.
"From Russia with love "
Notre coeur bat follement face a ces sociétés sacrifiées, Moldavie, Ukraine, sommées d'oublier leur émancipation, au profit d'une détermination binaire, marquée au sceau d'une impérative fusion avec la puissance quelle qu'elle soit. Et si, a titre d'exception et pour l'exemple, nous tous comprenions que nous avons un besoin extrême, vital de ces zones de recouvrement. Et que réflexion, indétermination et temps, pourraient bien être notre salut.
En attendant les miracles, le 10 novembre, un incident typique de la pression politique croissante, s'est déroulé à l'aéroport international de Chisinau. Des vétérans du conflit ayant opposé la Moldavie à la Transnistrie, ont pris à parti les gardes du corps du chef de la république séparatiste reconnue par la seule Russie, Evgueni Shevchuk, souhaitant se rendre a Moscou.
Un geste politique ? Comme l'exclusion du scrutin du parti Patria dirigé par Renato Usatii, homme d'affaires russe, d'origine moldave. La formation, qui a axé sa campagne sur la lutte contre la corruption, a en effet reçu des fonds de Russie.
Alors que partout sont convoqués, comme phares et balises, les imaginaires politiques de la guerre froide, ici la guerre des étoiles se déroule au sol et dessine un réel complexe qui excède ce prisme. En cela, personne ne voit ici d'issue et, ce que de l'extérieur on analyse comme binaire, donne ici le vertige dans la nuit électrique de ce luna park électoral.