Qu'entrevoir depuis mes fenêtres, derrières lesquelles le montage de « Rosa luxe et les Manouches » me tient ?
L'écume sans doute, le bruissement d'une réalité proche mais dont je reste encore trop séparé. Écume du réel, dans laquelle cependant je cherche les liens ; comme, en bas, cette enseigne de restaurant géorgien qui joue au drapeau makhnoviste.
Mes fenêtres dis-je ; car outre les quatre baies qui ouvrent sur la ville dix étages plus bas, deux autres ouvrent sur la Russie, ses points cardinaux mais aussi ses caves, casernes et commissariats : l'écran de télévision et celui du web.
À en croire le premier, une bonne moitié du pays doit porter l'uniforme tant ceux-ci traversent l'écran, séries, films, reportages où on les voit en action ou sous l'apparence d'une jolie policière chargée des relations de presse. L'uniforme est désirable, qu'il prenne, ou pas, la parole, la fenêtre de l'écran le valorise.
Récemment, c'est sur le réel des marchés que ces uniformes marchaient. Par cette action, ils semblaient révéler la fébrile inquiétude des autorités face à ces lieux et leurs occupants. Dès le 29 août, dans la région de Moscou, vingt marchés non officiels ont ainsi été fermés. En banlieue, cinq marchés de matériaux de construction, alimentant la petite et moyenne échelle de la fabrique urbaine, ont été fermés dans le cadre d'une « opération préventive anti-criminalité » (lutte contre le travail sans autorisation et la contrefaçon). 330 personnes ont alors été interpellées dont 55 poursuivies pour violation de la réglementation sur l'immigration et 4 pour utilisation illégale de marques. « Ces raids policiers, du mois d'août, transformés en une véritable chasse aux immigrés, ont été très largement médiatisés. Le pouvoir a donc, d'une certaine manière, légitimé la violence d'aujourd'hui. »
Plus marquant encore : la fermeture « temporaire » de la base alimentaire de Birioulovo, la plus importante de Moscou qui fournit, selon la mairie, près de 10 % des fruits et légumes de la métropole. Suite au meurtre d'un jeune russe par un individu au physique « non-slave », de véritables émeutes organisées par les nationalistes ont tourné au pogrom, les manifestants chassant dans les allées du marché de ce quartier populaire, tous ceux qui leur semblaient « non-russe ». La réponse de la mairie ne s'est alors pas fait attendre : « renforcement du contrôle des lieux de rassemblement des migrants illégaux » ! qui, aussitôt abouti à l'arrestation de 1245 migrants dont 214 se sont avérés en infractions, à la poursuite de l'administrateur du marché et des propriétaires ayant loué aux migrants et enfin, à la fermeture de ce haut LieuxDeRassemblementDesMigrantsIllégaux : le marché.
Dans son article « Moscou, la ville mutante » le chercheur Jean Ecker semble d'ailleurs louer la politique urbaine municipale et l'engagement de « 1 milliard de dollars dans la modernisation du grand périphérique extérieur (MKAD), passé intégralement à 8 voies et désormais doté de 60 stations-services et 70 complexes commerciaux. Les enseignes de la grande distribution internationale ont fleuri en très peu de temps au plus près de ce grand périphérique: deux Ikéa (2001, 2002), trois Auchan (2002, 2003), sans parler de l'enseigne allemande Metro ou des distributeurs russes Grand ou Tri Kita. La mairie de Moscou soutient à sa manière ce développement récent et fulgurant des super- et hypermarchés en procédant à la fermeture de très nombreux marchés de plein air, jugés dépassés et stigmatisés comme "une forme non-civilisée de commerce".
Phénomène Russe ?
Le marché est un enjeu ici comme en France. Une économie particulière qui renoue de temps à autre avec l'économie de bazar dont elle est issue. Il est nécessaire, pour en entendre l'enjeu européen, de faire le parallèle entre ces fermetures musclées et le phénomène français de privatisation de la fonction de placier et les appétits que celle-ci déclenche chez les grandes enseignes de distribution, désireuses de prendre en main ces fonctions de régulateurs des places de marché. On peut aisément imaginer qu'ici comme ailleurs c'est moins le désir de réglementer ou remettre aux normes cette économie que de s'en emparer et neutraliser ses acteurs. La France a, en la matière, déjà éloigné des marchés nombre de voyageurs, forains (manouches par exemple). Certes, sortie de ce qui anime aujourd'hui la ville russe, elle a abandonné le combat contre les marchés de proximité préférant désormais s'en emparer.
Les formes du Bazar(non)Officiel
France/Moldavie/Russie
les formes architecturales des marchés de ces trois pays éclairent en partie leurs similitudes et singularités. Loin des camions déballant les 40 (étals), toiles (tentes et auvents) à la recherche de la royale (meilleurs place sur le marché), les marchés russes et moldaves sont des marchés halles dont la forme évoque souvent, pour les plus récents, celle du bazar : petites échoppes vitrées de quelques mètres carrés agglutinées sous un toit de hall. Cependant ces formes conventionnelles peuvent coexister ou être remplacées par des formes plus légères, mobiles. A Moscou, à côté de la halle principale, officielle et cadastrée du marché de Lefortovo, cohabitent les sans doutes derniers arrivés dans des échoppes de container surmontées de toits de postiches. Des caravanes ou des camions semblent aussi peu à peu s'enraciner là dans ces nouvelles allées extérieures camouflant leurs roues et phares derrière des planches que seules les huisseries trahissent.
A Chisinau, le marché non officiel s'étale en extérieur en Bazar sous des allées bâchées. Et même si cette installation demeure après la fermeture, l'ensemble des produits est remisé dans un bâtiment de container d'un étage, accessible en partie par passerelles. Ici les produits viennent de Transnistrie, morceau de territoire moldave auto proclamé indépendant à la frontière russe et devenu plate-forme commerciale grise de la région.
C'est donc aussi à l'évolution du bazar d'une forme précaire et mobile à une autre forme plus enracinée que l'on distingue le compliqué dégradé, que l'on voudrait appeler frontière entre l'économie officielle et l'économie de bazar. Comme entre la ville officielle et la ville non cadastrée à laquelle l'uniforme crie « Marchez ! »