« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » Lautréamont
« L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités seront lointains et justes, plus l'image sera forte. » Reverdy
Il faudra bientôt en sortir mais pour l'instant guère le choix : se laisser porter par les espaces de la ville, leur jeu d'association qui parfois confine au surgissement surréaliste et fait naître de la juxtaposition des éléments les plus opposés une nouvelle réalité. Surgissements, éclairs, ou lucides apparitions de la ville concrète et dés-idéalisée : post démocratique peut-être.
C'est dans le cambouis que le modernisme naît. Dans le cambouis toujours qu'il trouve fin, alternative et contradiction. Dans la boue noire d'un siècle qui peine à s'achever et qui fluidifie encore le mouvement qui en est, aujourd'hui plus encore, l'essence.
Boue ? Mon sang même, mon liquide amniotique, tant ce cambouis a pétri, enlisé et parfois suffoqué, mon histoire familiale. On ne se débarrasse pas facilement de ses histoires là. Alors, naturellement, aller voir le Garage Gosplan construit en 1934 par Konstantin Melnikov.
63 rue Aviamotornaya, Moscou, Russie. Avenue large bordée, comme au travelling, de démonstrations constructivistes. Longues minutes de marche dans le froid.
Usé patiné cabossé, encore épargné par les fièvres patrimoniales qui ici, préfèrent au constructivisme la toute puissance de la pâtisserie stalinienne, le bâtiment est là, délabré, tragique ; presque ruine d'un futur d'hier auquel un monde cependant croit encore (car ce n'est pas parce qu'on délocalise la production mécanique et industrielle que l'on cesse d'y croire). Milles raisons inconnues l'ont désaffecté. Vide. À l'exception d'une enseigne Renault que l'on peut voir en entrant dans la cour mais qui ne semble pas indiquer une quelconque activité.
On dérape sur la glace mélangée à l'huile de vidange. Car le garage subsiste. Mais c'est en face, de l'autre côté de la cour, que le véritable et contemporain garage se trouve. Alignés, des containers aux portes ouvertes ou fermées, font office de bureau, de stockage, d'atelier. Les voitures s'y pressent pour changer, visiblement à moindre coût pneu, échappement, frein... Le garagiste est un centre asiatique affable.
Mécanique, modernité, mouvement.
Le garage de Melnikov a l'une des façades les plus picturale et cinétique qui soit. Les fenêtres du pignon même, évoquent le mouvement, un déséquilibre figé en un instant de grâce ou au contraire une simultanéité des mouvements comme imprimés au béton. Melnikov n'aurait pu imaginé que le mouvement, prendrait et génèrerait ces formes de boîtes métalliques, temporaires presque fragiles qui aujourd'hui font face à son bâtiment, indifférentes.
Le constructivisme a emprunté au futurisme italien sa fascination pour le mouvement, pour le déplacement, pour l'industrie et les machines ; moteurs du progrès social. Ces formes architecturales ou sculpturales l'évoquent ou tentent de l'incarner. C'est dans et par l'industrie que l'art, la ville et l'architecture devaient se réaliser. Mais alors que nombres d'architectures contemporaines miment encore ou tentent de réaliser le modernisme, l'industrie et l'économie du mouvement ont opté pour d'autres formes, sériées légères, efficaces et polyvalentes : boites, tentes, véhicules.
Dans la cour du garage Gosplan, qui sera pour l'occasion notre table de dissection, le face à face de la machine à coudre de Melnikov et du parapluie du garagiste centre asiatique fait naître, plus qu'il ne oppose, l'image sur-réelle d'une urbanité contemporaine non planifiée mais pourtant là.