Danse avec les murs.
Des murs et des barrières, immanquablement dressés entre les containers habités et la ville. Variété incroyable de surfaces contre lesquelles on bute et on peste. Quand la non-maîtrise de la langue condamne au stupide exercice de la série photographique, c'est avec eux que l'on danse, que l'on tourne, en contorsion dans l'entrebâillement, au dessus, en dessous. Murs, barrières, plus infranchissables encore que ceux des bidonvilles français.
Parce que ces barrières sont justement les précis synonymes du découragement, alors tentons au moins de les qualifier. Qualifier ce qui se dresse systématiquement entre ville normale et ville mobile, et au-delà tenter de lire la ville en les logeant.
Compoud, la ville ceinte.
Il faut appeler ou demander au gardien pour que l'on vienne vous ouvrir les portes du quartier. Des maisons jumelées posées sur la pelouse d'un parc sont desservies par une allée bitumée nommée boulevard. On nous dit qu'ici, les habitants se répartissent par entreprise « par là, c'est plutôt IKEA, là, plutôt... »
Les barrières qui entourent cette Gated community rendent visiblement inutiles les clôtures à l'intérieur. Les enfants vont et viennent entre les maisons « libres » dans leur « parc » géant. Des portes leur permettent d'accéder directement à l'école, à la crèche.
Il ne s'agit pas seulement ici d'un programme de logement. On n'y loue pas seulement une maison à 20 000 dollars par mois, mais aussi des services : gardiennage, sécurité, mais aussi agents d'entretien, jardiniers, un commerce de dépannage. La différence de standing est telle que la comparaison peut sembler osée, mais on se rapproche pourtant bien des services recherchés en France dans hostellerie de plein air et en particulier dans certains campings occupés à l'année. (lien)
Entre ces murs, on parle anglais, Sabir commun à toutes les nationalités présentes (française, canadienne, grecque ou britannique).
Le matin, les hommes surtout, franchissent les barrières pour travailler. Salariés d'entreprises privées ou d'institutions, tous plus ou moins têtes de pont de groupes industriels ou de leurs représentations. Ces « commerçants », représentants ou VRP internationaux, trouvent ici leur camp de base, équivalent contemporain des villages de tentes aux portes de Samarcande, de la casbah d'Alger ou des quartiers étrangers des ports européens ou de Shanghai au xxe siècle. C'est une enclave de marchands, de porteurs de produits, de notaires formels du commerce international. Quand il sortent d'ici, ils plongent dans les républiques russes. Ils contractent. Ils échangent des biens au nom de leur employeur, états, banquiers ou industriels. Ils connaissent les territoires et leurs ressources. De la politique, on entend surtout ici ce qu'elle modifie des marchés. Certains d'entre eux ont connu la Russie ou l'Ukraine des années 90, ont défriché, exploré les espaces où l'économie de marché germait sur les restes de l'économie planifiée. Pionniers, aventuriers, ils contractaient alors, vendaient ou achetaient, seuls ou en réseau, des produits à ceux qui, ici s'étaient approprié les richesses d'État.
Voilà le versant formel de l'économie de bazar et ce morceau de ville clôturée designé pour ses agents nomades.
Compound 2
La clôture semble moins hermétique ici. Et ce soir, c'est en voiture qu'on la franchit. Le vigile sort la tête de son « algeco » et actionne la commande de la barrière.
Le quartier est encore en chantier : un immense projet immobilier mixte entre logement collectif et maisons jumelées de grande surface. Pour plus de la moitié, il est déjà habité, par des Russes, poussés ici par la proximité de la forêt voisine et l'air moins pollué qu'en ville, par les services aussi : école, gymnase, jardin d'enfants enceint de la même clôture. Pas de commerce cependant, ni de service domestique. Les maisons sont livrées nues « il faut doubler le prix d'achat pour réaliser le second oeuvre » confie un propriétaire.
Dans les allées, des ouvriers en shorts et sandales semblent déambuler, des sacs plastiques chargés de courses au bout des bras. Ils rejoignent leurs logements : containers, tentes auxquels sont accolées des toilettes chimiques au pied des chantiers. Sur la terre retournée, feux de camp et barbecue improvisés les attendent. Ces logements temporaires sont à la vue de la communauté des propriétaires. L'enceinte rend inutiles les palissades, qui habituellement les cachent. Passé le container du gardien, guère différent de ceux des ouvriers, l'espace est fluide et la ville mobile semble cohabiter avec la ville qu'elle construit.
Les guérites de gardien, aussi légères que des kiosques, signent partout la séparation. Ces micros espaces ont leurs équivalents intérieurs : la loge de concierge tout aussi omniprésente. Ainsi, le contact avec la ville légère est déterminé par la présence de ces vigies légères plaçant gardiens et gardés à la même « loge ».
Alors, pour rencontrer la ville mobile il faut aussi, souvent, danser avec les vigiles.