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INGÉNIEUR ET BRICOLEUR OU L'OEUF ET LA POULE POST-APOCALYPTIQUES

Numéro 7


Branchement, mutation et syncrétisme dans les parcours des Garagniks de Kazan, Dimitrovgrad et Nabrejnie Tchelny

Il est convenu de considérer le bricolage comme l'enfance de la science et de l'ingénierie, science première plus que primitive selon Claude Lévi-Strauss. Mais même à vouloir rétablir ou équilibrer leur valeur, l'une viendrait avant l'autre. Celle du sauvage avant celle du civilisé, du peuple avant l'élite, etc.

Pour Lévi-Strauss, qui utilise la métaphore du bricolage pour expliquer le temps et la pensée du mythe, il y a un avant et un après. Ainsi, sans pour autant induire de jugement de valeur il distingue un stade premier de la technique : le bricolage (assemblage d'éléments restreints et donnés dans un monde aux ressources finies et clos) et un stade ultérieur, celui de l'ingénierie qui repousse les limites de ce monde-même, inventant et créant les éléments non donnés nécessaires au projet technique.

La technique du sauvage et celle du civilisé.
Mais que se passe-t-il si on observe une société que la chute d'un régime, d'un pays (l'URSS) et d'une économie a semble-t-il, au cours des années 1990, ensauvagée ? La sociologie des cités de garages est le fruit de cette apocalypse économique, qui fit passer, littéralement du jour au lendemain, l'ingénieur du plus grand pays du monde à l'ingénieur non-payé d'un pays qui n'existait plus, l'amenant souvent à reconfigurer sa vie, en survie le plus souvent.
À filer la métaphore de Lévi-Strauss on pourrait se risquer à considérer cette période comme le passage du monde infini, à éternellement planifié, qu'était l'URSS, au monde fini ou donné qu'est devenu un temps l'espace post-soviétique et dans lequel l'ingénieur, qui n'a plus lieu d'être, mute en bricoleur de ce qui reste. Difficile de distinguer alors qui de l'ingénieur ou du bricoleur constitue la poule ou l'oeuf de la technique.
Il convient cependant de mâtiner cette image cataclysmique à la parole-même de ces mutants. Car cette mutation est souvent entendue dans les cités de garage comme une chance, l'accomplissement d'un destin que la prédestination de l'enseignement, le jugement ou la morale interdisait.
Vladimir aujourd'hui sellier, installé dans un garage de Kazan (capitale du Tatarstan) est exemplaire de cette réalisation au grand jour d'une activité jusque-là clandestine.

« Quand j'ai commencé à coudre je chantais tout le temps. Je cousais et je chantais. Tout simplement j'ai envie de chanter quand je couds. Personne ne coud comme moi. Mes collègues me demandent « Montre-nous comment tu couds ! » Ils regardent mes dessins techniques, leurs yeux s'élargissent et ils me disent « Tu comprends quelque chose là ? » Je dis « Moi, je comprends. Mais vous ne comprendriez jamais » Ils me demandent « Pourquoi ? » Je dis « Parce qu'il vous aurait fallu faire 10 ans d'études en université ou en collège technique, et travailler ensuite 10 ans en usine. Après, peut-être, vous pourriez y comprendre quelque chose ». Bien. Bien-bien-bien. On estimait que les connaissances acquises au collège d'aviation étaient équivalentes à celle de l'université, mais avec un peu moins de marxisme-léninisme. Quand je suis revenu de l'armée, je suis allé au service du personnel de l'usine qui produisait des obus, des mines. Le chef du service du personnel m'a demandé « Quelles études avez-vous faites ? » j'ai répondu « Collège d'aviation ». Il m'a tout de suite proposé un poste d'ingénieur.
 la place de Gorbatchev j'aurais laissé les grandes entreprises aux mains de l'état, mais les petites - des cafés, la commerce, etc. - aux entrepreneurs. Le pays travaillait en général pour l'armée. On armait la moitié de la planète mais on ne pensait pas aux gens ici. Et les gens voulaient s'habiller bien, manger bien. Mais on n'avait pas d'entrepreneurs. Le petit business n'existait pas. Bien-bien-bien-bien-bien. C'est pas correct. Pas correct. Bien-bien-bien-bien-bien. Réfléchissons-réfléchissons. Je fais quelque chose d'incorrect. Deux-un. Voilà. Ça va être comme ça. Ici il y a un pli. Trois. Trois-trois-trois. Un-deux.
Ici personne ne gare sa voiture dans les garages. Dans un tiers il y a des services de réparations de voiture. Dans d'autres il y a des ferrailleurs. Dans le troisième on fait des meubles. On fait même pousser des champignons ! [...] Ici il a fallu installer un poêle à convection. (...) Pourquoi on ne peut pas amener le gaz ici ? On livre du gaz à la France, mais pas à nous-mêmes ! Jamais ! Quand j'ai aménagé ce garage, on m'a convoqué au comité d'exploitation des sols pour me dire que le sol n'était pas utilisé selon sa destination. Une des raisons pour lesquelles je suis ici, dans un garage c'est que chez nous le sol est destiné à l'habitation, mais pour nous il n'y a pas de sol. Dans les habitations il est interdit de produire. Alors j'ai cité l'article 34 de la constitution où il est écrit que chaque citoyen a le droit d'utiliser sa propriété à des fins d'entreprise ou tout autre but. Je couds des sièges de voiture pour eux ! Pour le comité d'exploitation des sols ! Pour notre président et pour d'autres politiques !
J'aime travailler à cette échelle. Pour cela je ne veux pas m'agrandir. Le seul truc, peut-être : j'aimerais que mon fils... s'occupe de distribuer les patrons partout dans le monde. Par internet. Voilà. C'est bien les imprimantes qui coupent, les plotters qui existent aujourd'hui. On peut transmettre les patrons par internet et un logiciel s'occupe de les découper. Ensuite on envoie une vidéo expliquant comment coudre. C'est tout. La personne peut coudre un siège elle-même à la maison. Ma couturière je l'ai trouvée en passant une annonce à la télé. Elle est sourde-muette, c'est son fils qui m'a appelé. à l'époque soviétique il y avait des internats pour sourds-muets. On les préparait à la vie active. On leur apprenait à coudre. Ensuite, en général

Il est convenu de considérer le bricolage comme l'enfance de la science et de l'ingénierie, science première plus que primitive selon Claude Lévi-Strauss. Mais même à vouloir rétablir ou équilibrer leur valeur, l'une viendrait avant l'autre. Celle du sauvage avant celle du civilisé, du peuple avant l'élite, etc.
Pour Lévi-Strauss, qui utilise la métaphore du bricolage pour expliquer le temps et la pensée du mythe, il y a un avant et un après. Ainsi, sans pour autant induire de jugement de valeur il distingue un stade premier de la technique : le bricolage (assemblage d'éléments restreints et donnés dans un monde aux ressources finies et clos) et un stade ultérieur, celui de l'ingénierie qui repousse les limites de ce monde-même, inventant et créant les éléments non donnés nécessaires au projet technique.

La technique du sauvage et celle du civilisé.
Mais que se passe-t-il si on observe une société que la chute d'un régime, d'un pays (l'URSS) et d'une économie a semble-t-il, au cours des années 1990, ensauvagée ? La sociologie des cités de garages est le fruit de cette apocalypse économique, qui fit passer, littéralement du jour au lendemain, l'ingénieur du plus grand pays du monde à l'ingénieur non-payé d'un pays qui n'existait plus, l'amenant souvent à reconfigurer sa vie, en survie le plus souvent.
À filer la métaphore de Lévi-Strauss on pourrait se risquer à considérer cette période comme le passage du monde infini, à éternellement planifié, qu'était l'URSS, au monde fini ou donné qu'est devenu un temps l'espace post-soviétique et dans lequel l'ingénieur, qui n'a plus lieu d'être, mute en bricoleur de ce qui reste. Difficile de distinguer alors qui de l'ingénieur ou du bricoleur constitue la poule ou l'oeuf de la technique.
Il convient cependant de mâtiner cette image cataclysmique à la parole-même de ces mutants. Car cette mutation est souvent entendue dans les cités de garage comme une chance, l'accomplissement d'un destin que la prédestination de l'enseignement, le jugement ou la morale interdisait.
Vladimir aujourd'hui sellier, installé dans un garage de Kazan (capitale du Tatarstan) est exemplaire de cette réalisation au grand jour d'une activité jusque-là clandestine.
« Quand j'ai commencé à coudre je chantais tout le temps. Je cousais et je chantais. Tout simplement j'ai envie de chanter quand je couds. Personne ne coud comme moi. Mes collègues me demandent « Montre-nous comment tu couds ! » Ils regardent mes dessins techniques, leurs yeux s'élargissent et ils me disent « Tu comprends quelque chose là ? » Je dis « Moi, je comprends. Mais vous ne comprendriez jamais » Ils me demandent « Pourquoi ? » Je dis « Parce qu'il vous aurait fallu faire 10 ans d'études en université ou en collège technique, et travailler ensuite 10 ans en usine. Après, peut-être, vous pourriez y comprendre quelque chose ». Bien. Bien-bien-bien.
On estimait que les connaissances acquises au collège d'aviation étaient équivalentes à celle de l'université, mais avec un peu moins de marxisme-léninisme. Quand je suis revenu de l'armée, je suis allé au service du personnel de l'usine qui produisait des obus, des mines. Le chef du service du personnel m'a demandé « Quelles études avez-vous faites ? » j'ai répondu « Collège d'aviation ». Il m'a tout de suite proposé un poste d'ingénieur.
à la place de Gorbatchev j'aurais laissé les grandes entreprises aux mains de l'état, mais les petites - des cafés, la commerce, etc. - aux entrepreneurs. Le pays travaillait en général pour l'armée. On armait la moitié de la planète mais on ne pensait pas aux gens ici. Et les gens voulaient s'habiller bien, manger bien. Mais on n'avait pas d'entrepreneurs. Le petit business n'existait pas. Bien-bien-bien-bien-bien. C'est pas correct. Pas correct. Bien-bien-bien-bien-bien. Réfléchissons-réfléchissons. Je fais quelque chose d'incorrect. Deux-un. Voilà. Ça va être comme ça. Ici il y a un pli. Trois. Trois-trois-trois. Un-deux.
Ici personne ne gare sa voiture dans les garages. Dans un tiers il y a des services de réparations de voiture. Dans d'autres il y a des ferrailleurs. Dans le troisième on fait des meubles. On fait même pousser des champignons ! [...] Ici il a fallu installer un poêle à convection. (...) Pourquoi on ne peut pas amener le gaz ici ? On livre du gaz à la France, mais pas à nous-mêmes ! Jamais !
Quand j'ai aménagé ce garage, on m'a convoqué au comité d'exploitation des sols pour me dire que le sol n'était pas utilisé selon sa destination. Une des raisons pour lesquelles je suis ici, dans un garage c'est que chez nous le sol est destiné à l'habitation, mais pour nous il n'y a pas de sol. Dans les habitations il est interdit de produire. Alors j'ai cité l'article 34 de la constitution où il est écrit que chaque citoyen a le droit d'utiliser sa propriété à des fins d'entreprise ou tout autre but. Je couds des sièges de voiture pour eux ! Pour le comité d'exploitation des sols ! Pour notre président et pour d'autres politiques !

J'aime travailler à cette échelle. Pour cela je ne veux pas m'agrandir. Le seul truc, peut-être : j'aimerais que mon fils... s'occupe de distribuer les patrons partout dans le monde. Par internet. Voilà. C'est bien les imprimantes qui coupent, les plotters qui existent aujourd'hui. On peut transmettre les patrons par internet et un logiciel s'occupe de les découper. Ensuite on envoie une vidéo expliquant comment coudre. C'est tout. La personne peut coudre un siège elle-même à la maison.
Ma couturière je l'ai trouvée en passant une annonce à la télé. Elle est sourde-muette, c'est son fils qui m'a appelé. à l'époque soviétique il y avait des internats pour sourds-muets. On les préparait à la vie active. On leur apprenait à coudre. Ensuite, en général ils étaient embauchés par les fabriques de confection. Il y avait une fabrique de couture spéciale pour sourds-muets. Elle y travaillait. La fabrique a commencé à tomber en ruines, elle a perdu son travail. C'est son fils qui lui a trouvé ce travail chez moi. »

En face du garage de Vladimir une porte reste fermée à notre caméra et nos micros. Dans l'ombre on y prépare le prochain championnat du monde de sonorisation automobile. Ici c'est l'association d'un mécène, d'un ingénieur du son et d'un ancien mécanicien qui a monté un véritable fablab : impimante 3D, machine de découpe et de fraisage à commande numérique etc. Un SUV Mercedes attend. À l'intérieur se déplie l'équipement d'un véritable home cinéma, tablette rétractable, écran, vidéoprojecteur et une multitude d'enceintes qui enveloppent littéralement les passagers du son HD.
Mais la mutation n'est pas nécessairement univoque et certains bricoleurs en viennent à flirter avec l'ingénierie. Ainsi dans la cité de garage Granada de Nabrejnie Tchelny un autre sellier nous raconte.
« Dans les années 90 tout le monde avait de vieilles voitures. À l'époque je travaillais pour une entreprise mais il n'y avait plus d'argent dans le pays et ils ont commencé à nous payer en ampoules électriques que nous étions libres de revendre, alors je suis parti. J'ai commencé à coudre des sièges pour quelques voisins chez moi. Je leur disais « je ne sais pas le faire mais je vais essayer si je n'y arrive pas tu ne me paies pas » C'est comme ça qu'on a commencé, en essayant comme ça puis comme ça. Au début on utilisait du tissu d'ameublement et après on a compris que ce n'était pas adapté. On désosse on redécoupe les tubes des sièges, on essaie et on recommence jusqu'à ce qu'on trouve ça confortable. » Aujourd'hui cet autre Vladimir conçoit et fabrique des sièges sonores. « L'idée m'est venue devant la télévision. Je me suis demandé pourquoi le son ne pouvait pas sortir directement du siège. Alors j'ai essayé, j'en ai fait plusieurs, j'en ai donné. On verra si ça marche ».

 Dimitrovgrad, Naïl, ancien ingénieur de l'usine de carburateur de la ville bricole avec son vieux complice les carburateurs des voitures du coin. Mieux, ils ont monté une chaîne Youtube et sont devenus les spécialistes post-soviétiques de la discipline. « On ne construit presque plus de voitures à carburateur mais les jeunes qui n'ont pas beaucoup d'argent achètent de vieilles voitures. Nous, on leur explique comment les réparer. » Paper board et schéma à l'appui, Naïl se transforme devant la caméra de son ami en docteur ès-carbu, démontre et en explique le fonctionnement. Son camarade, ancien pilote de rallye pour la même entreprise, bricole dérouleurs, voltmètres et testeurs de bougies à partir de vieux briquets.
Ailleurs, à quelques encablures de l'usine de construction de camion KAMAZ, on trie, nettoie, démonte et réassemble des volants d'embrayages usagés de la même marque sauvés de la casse pour les remettre comme neufs sur le marché. C'est le parcours même de la vie des objets qui se trouve détourné, dérivé. Sortis du monde de l'ingénieur et de sa production de « neuf » inefficace pour répondre aux attentes d'un monde en crise, les objets se re-bricolent, se reconfigurent dans la garages avant d'entrer dans un circuit commercial et économique déplanifié, réputé informel, mais sans doute plus simplement bricolé en branchements inédits.
Ainsi le bricoleur serait moins celui qui assemble les éléments restreints d'un monde aux ressources finies pour en maintenir la finitude, que l'initiateur, par son parcours, comme celui des objets qu'il produit de nouveaux infinis possibles, en embranchements multiples ou rhizomes. Du moins tant que planification et ingénierie ne les recapturent et ne les trient, pour n'en garder que quelques-uns jugés dignes d'un réseau industriel et économique.

« Ingénieur et bricoleur ou l'oeuf et la poule post-apocalyptiques », auteur : Stany Cabot.

Sommaire du numéro 7
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LA GUERRE DES COURANTS
VREMYANKAS, LOGEMENTS PROVISOIRES ÉTERNELS
MIGRANTS « LO-FI » UN PHÉNOMÈNE DE LA SPHÈRE PUBLIQUE : CAS DE TRAVAILLEURS MIGRANTS D'ASIE CENTRALE
INGÉNIEUR ET BRICOLEUR OU L'OEUF ET LA POULE POST-APOCALYPTIQUES
LA MARCHE DU CHEVAL JÉRÔME GUENEAU
NOIRE LA RUBRIQUE
EDITO/JOURNAL À TITRE PROVISOIRE N°7 : INGÉNIERIE ENSAUVAGÉE JOURNAL FRANCO-RUSSE

Réalisation : Échelle inconnue

MAKHNOVTCHINA
MAKHNOVTCHINA
Makhnovtchina est un repérage actif des nouvelles mobilités urbaines et périurbaines à l'heure des grands projets de métropolisation. C'est un atelier itinérant de production participative d'images (fixes, vidéos, ou multimédia), de textes, de cartes, de journaux, « Work in progress ». Ce travail mené par des architecte, géographe, créateur informatique, sociologue et économiste vise à terme la proposition d'architecture ou d'équipements mobiles et légers. Ce travail vise, en outre, à explorer les futurs vides ou terrae incognitae que créent ou créeront les métropoles. Il propose une traversée du terrain d'accueil pour « gens du voyage » au marché forain en passant par les espaces des nouveaux nomadismes générés par la déstructuration des entreprises, notamment de réseau (EDF, GDF, France télécom...), ainsi que par les campings où, faute de moyens, on loge à l'année. Une traversée, pour entendre comment la ville du cadastre rejette, interdit, tolère, s'arrange, appelle ou fabrique la mobilité et le nomadisme. Ce projet de recherche et de création s'inscrit dans la continuité de certains travaux menés depuis 2001 : travail sur l'utopie avec des « gens du voyage » (2001-2003), participation à l'agora de l'habitat choisi (2009), réalisation d'installation vidéo avec les Rroms expulsés du bidonville de la Soie à Villeurbanne (2009) et encadrement du workshop européen « migrating art academy » avec des étudiants en art lituaniens, allemands et français (2010). Il tente d'explorer les notions de ville légère, mobile et non planifiée avec ceux et celles qui les vivent.