La fabrique du nomade.
Le territoire des chassés
Ne cédons pas au fantasme des "Fils du vent" à moins que nous ne désirions qualifier ce vent : un souffle de pelleteuse encadrée de policiers. Les Rroms ne sont pas nomades, ils le deviennent. Et ce sont étrangement les déraisons d'état qui les poussent, un peu plus loin, toujours.
Tel fut le cas à Villeurbanne quand la police rasa ce qui était, en 2007, le plus grand bidonville de France. Tel sera le cas de celui installé quartier de l'Eure au Havre. N'en restera, ici comme ailleurs, que quelques débris, vêtements, ustensiles et meubles de fortune abandonnés derrière eux par les sinistrés de la violence urbaine. On ne déménage pas d'un bidonville !
À Villeurbanne, nous arrivions après la guerre et dressions, avec les rescapés, des cartes, archéologies de notre présent pour en comprendre l'histoire. Hypothèse 3 du projet Smala Une ville détruite par des hommes en uniforme Film (19'50) réalisé à partir d'un diptyque vidéo conçu, monté et présenté à Villeurbanne, dans le cadre du projet Phare, organisé par le KompleXKapharnaüm en 2009.
Version française ci dessus, version roumaine ci dessous.
Au Havre, c'est avant la guerre que nous mettons pieds dans le bidonville. Et assistons, comme en direct, à la fabrique administrative du nomade. Procédure d'expulsion, centre de rétention, départ, retour... Ballet à rendre fou au son de l'orchestre de l'État.
Cartographier, photographier est trop peu. Aménager l'enfer trop raisonnable face aux déraisons officielles. Alors, nous tenterons d'équiper le mouvement de ceux qui rejoignent la cohorte des mobiles et déplacés.
vendredi 7 juin 2013
Un équipement public nomade
Nous le constations à Dieppe, à Villeurbanne, au Havre. Le chantier urbain, depuis le XIXe siècle, expulse, appelle, génère, tour à tour ou simultanément, les mobiles ou la mobilité. Violence folle et désordonnée sous le masque de l'ordre.
Difficile de croire qu'il puisse en être autrement.
Nous n'aménageons pas l'enfer. Nous tentons d'équiper la survie de cette urbanité condamnée à la fuite tant que les pouvoirs publics n'auront compris l'évidence de sa nécessité, l'évidence aussi de l'espace disponible qu'ils produisent et dont, sur de longues périodes ils ne font rien. Tant qu'ils n'auront compris que l'accompagnement de ces urbanités auto-construites ou la simple bienveillance envers elles font parfois davantage que leur chirurgie au bulldozer.
Depuis plusieurs semaines nous rencontrons les habitants de cette urbanité qui fuit. Ensemble, nous essayons de la dire au dessus des murs sourds. Aujourd'hui nous en outillons la fuite. Et, puisqu'on ne peut déménager d'un bidonville, faisons en sorte qu'il devienne mobile.
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mardi 11 juin 2013
Carnet de chantier #1
"pour nous, c'est du camping !"
La préfecture annonçait récemment au collectif de défense du bidonville du quartier de l'Eure qu'elle n'accorderait à celui-ci qu'un mois de survie. Elle autorisait cependant, sur ce même site, l'installation de toilettes sèches. En somme, un mois de sanitaire comme un verre d'eau pour faire avaler la pilule "expulsive". À moins qu'il ne s'agisse d'un os à ronger lancé aux chiens pour qu'ils s'y épuisent. Nous la prenons au mot. Et, comme nous avons des dents à revendre, attaquons l'os.
Le chantier commence avec plus de bras qu'il n'en faut pour décharger les camions et charger le matériel donné par quelques entreprises : palettes, sciure, etc.
Premier geste du chantier, nous installons notre tente Atelier Cartographique de Campagne transformée en cabane de chantier pour le stockage des outils. Elle servira aussi de salle de projection. Mais pour l'heure, surtout, nous y dormons. Nous campons dans ce bout de Roumanie pauvre. Ce n'est évidemment pour nous que du camping. Bientôt nous repartirons, retrouverons nos lits, nos murs en dur, l'eau courante, l’électricité, les chauffe-eau, l'isolation, les toilettes et les douches. Mais pour l'heure nous campons chez l'habitant, accueillis.
On nous offre le café, on discute. On lit des papiers administratifs incompréhensibles pour les habitants des lieux. On tente d'aider, ce qui retarde un peu le chantier.
Ici tout manque mais surtout une interface, une traduction, un décodeur du monde de l'autre côté du mur : la France.
lundi 17 juin 2013 ,
Carnet de chantier #2
aménager l'enfer
Les palettes reposent en piles au milieu du bidonville. Une équipe dépointe celles qui sont hors norme. Le père de Ioan, malgré ses blessures à peine cicatrisées à l'abdomen et au bras, donne la main, pose sa hache sous le pied de biche pour faire levier, place les palettes pour rendre plus aisé le démontage.
Ironie grinçante, par quelques mots et gestes, il explique qu'en Roumanie il travaillait dans une usine de palettes. Celles qu'il dépointe ici pour aménager et assainir la précarité sont-elles de celles qu'il a monté là-bas ? À l'autre bout de l'Europe ? Auquel cas le voyage de ces pièces de bois semble bien plus léger que celui des hommes.
Le groupe électrogène posé, les outils sortis, Ioan et Christi s'activent. Nous confirmons ensemble l'emplacement du premier bloc sanitaire. Posons les premières palettes qui servirons de plancher. S'en suit une longue discussion autour du mode d'assemblage. Nous proposons de joindre les palettes à l'aide d'un système de mortaises et d’agrafes en fer à béton afin de rendre plus aisé le démontage en cas d'expulsion. Ils y croient visiblement peu et préfèreraient pointer l'ensemble comme il le font pour leurs baraques.
Les femmes du platz nous apportent régulièrement du café noir chaud ou froid. Nous tentons avec plus ou moins de douceur et de succès d'éloigner les enfants attirés par le matériel électro-portatif. On nous offre un canapé convertible pour agrémenter l'intérieur de notre logement provisoire et remplacer nos incommodes civières.
Nous scions, perçons. Une langue commune nous manque pour échanger avec Ioan, Chriti et Madalin qui construisent avec nous ; alors nous dessinons.
Le chantier c'est parler.
L'assemblage avance vite.
L'administration, comme à son habitude, a déjà amorcé la sélection des "bons Rroms" creusant un fossé entre les habitants du bidonville, les divisant. Même si, pour beaucoup, notre présence et surtout l'installation de sanitaire est souhaitée, d'autres regardent du coin de l’œil la présence de ces gadgé constructeurs jouant aux campeurs. D'autres encore préfèreraient voir des toilettes municipaux s'installer ; nous aussi.
Après une autre discussion l'emplacement du deuxième bloc est enfin choisi. Chriti et Ioan se consacrent à sa construction délaissant le premier.
Le fossé administratif fonctionne et devient palpable. "Si les autres veulent des toilettes, qu'ils participent au chantier!"
Des bénévoles nous ont rejoint et prêtent la main à l'installation des affiches sur le mur d'enceinte. Nous désirions les poser à l'extérieur comme une vitrine de la "normalité" d'ici, mais les pressions policières et les menaces font que personne ne veut se voir affiché au grand jour. Nous restons alors pour l'instant de ce côté du mur, frontière intérieure, provisoire et instable de ces Européens non autorisés à circuler librement ; nouvelle enclave dans ce Havre qui a vu le port quitter ses murs pour se réfugier derrière des grilles sensées protéger le commerce maritime de container, de possibles infiltrations terroristes, à moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle frontière cantonnant les marins extra européens hors sol.
Ignorant l'expulsion imminente, la conjurant, nous continuons de croire au havre de nos murs et le construisons, collectivement.
mardi 25 juin 2013 ,
Carnet de chantier #3 -
« Après la sélection, c'est l'extermination » Armand Gatti
Dernier jour du chantier. Ils arrivent à deux, entrent dans notre tente. Il veulent une table. Pourquoi ? Un recensement, un accompagnement, une mission de la préfecture.
La table est sortie, montée, ils demandent une nappe, s'installent. Eux, ce sont un employé de l'association femmes et familles en difficulté (AFFD) et un interprète Roumain.
Ils s'installent. Et soudain, semble se recomposer sous nos yeux l'image d'un bureau de campagne de l'état civile ou de la conscription installé par l'administration coloniale.
Les habitants du bidonville sont invités à se présenter à cette table muni de leur passeport. Là, sur un cahier d'écolier, il écrit ce que son traducteur traduit. Il pose des questions aussi : « Il vient d'où ? Il est arrivé quand ? Qu'est-ce qu'il sait faire comme métier ? ». Il est méfiant (on ne la lui fait pas à lui) « Comment ça t'es arrivé il y a trois mois ? Alors que t'étais à Ris il y un an ?! » Il nous dit qu'il est ici pour mettre en place des parcours d'accompagnement, mais qu'il ne faut pas se voiler la face ; il y a des problèmes ici, des trafics d'enfants... Son petit travail continu.
Par hasard sans doute, une voiture de police se gare à l'entrée du terrain. Trois hommes en uniforme en descendent. À la légère différence d'âge et de tenue, on en déduit qu'un des trois est un gradé. Ils répondent au bonjour mais n'en adressent aucun. À leur approche, le traducteur roumain se lève, leur serre la main tout sourire et se fait un devoir de leur donner tous les détails concernant le nombre de familles et d'enfants (qu'il a du mal à évaluer). Le gradé trouve qu'il y a beaucoup plus de monde qu'il y a quinze jours. Nous pas.
Ils tournent un peu, regardent de loin, comptent, s'approchent de nos constructions, s'interrogent. À la table, le petit travail de comptage en vue de la sélection se poursuit, glaçant.
Le désemparement, la confiance et l'espoir des habitants est tel, qu'ils se présentent tous spontanément, passeport à la main.
Une phrase de Gatti tourne en tête et refuse d'être chassée. Une phrase qui fait pont entre ici, maintenant et l'Europe des années 40.
jeudi 27 juin 2013
Carnet de chantier #4 -
Danser c'est résister ?
"Un vernissage ? Pour des toilettes ?" La petite Ourse au téléphone en rit encore. Nous aussi, nous rions ce soir entre nos murs. La fête se prépare.
Peu avant Ioan et Christy riant aussi devant le premier bloc sanitaire assemblé et coiffé de sa toile. Ils font des gestes, répètent en roumain un mot que nous ne comprenons pas. Tour à tour, ils désignent le bloc et font des signes. On devine des roues, des chevaux... Une roulotte ! Oui ! Les toilettes nomades ressemblent à une roulotte. Nos mots communs sont trop rare pour savoir ce que ce véhicule habitable évoque pour eux.
Notre tente est vidée pour se transformer en salle de projection foraine.
Depuis le milieu de l'après-midi, les membres du comité de soutien arrivent peu à peu avec brasero, boissons et nourriture, solidarité, pour eux, usuelle. Il y en eu d'autres, pendant ce chantier, de la voisine qui offre l'électricité et nous laisse tirer une improbable ligne de chez elle à notre enclave coupée de tous réseaux, à cette entreprise et ses salariés offrant et aidant à charger les palettes dans notre camion, en passant par ce menuisier qui fournit à discrétion la sciure de bois nécessaire au fonctionnement des toilettes que Madalin apporte en grands sacs jusqu'ici, ou les nombreux traducteurs qui se sont proposés pour traduire bénévolement le film.
Le bois a à peine fini d'absorber l'huile de lin que les enfants étrennent les sièges. Le brasero fume, les invités arrivent, nous faisons le tour des installations. Carmen, la voix off roumaine du film que nous présentons, fait l'interprète. Ioan a encore des questions quant au fonctionnement des toilettes. Nous expliquons, discutons. Christy nous abandonne pour entrer dans la tente. "Moi, je vais regarder la télévision! " Nombreux sont ceux qui entrent aussi et regardent, sous le crayon d'Onofrei, se dessiner la vie et la mort du bidonville de la Soie à Villeurbanne.
Pour couvrir l'encore lointain bourdonnement des pelleteuses, nous dansons jusque tard dans la nuit au son d'un lecteur Mp3 en forme de voiture miniature.
vendredi 5 juillet 2013
Carnet de chantier #5 -
Où le corps n'a pas le même poids de l'autre côté du mur
Lendemain de fête. Nous démontons notre tente avec l'aide de nos "voisins de camping". Nous chargeons les camions et entreposons une partie du matériel sur place, le laissant aux bons soins de Ioan.
La route est morne jusqu'à nos points de déchargement et l'atelier. Déjà, certains d'entre nous sentent comme un point douloureux dans la gorge. Nous mettons ça sur le compte de la fatigue et allons retrouver la chaleur de nos lits. Mais les nuits à venir, la douleur persiste. Inquiets, certains composent le numéro de leurs médecins. Diagnostic : nous avons, sur le bidonville, écopé d'angines carabinées. Rien, cependant, qu'une bonne ordonnance et une visite à la pharmacie ne sauraient régler.
Mais le corps ne porte et ne supporte pas le même poids de notre côté du mur.
Épidémie.
Ioan nous montre quelques jours plus tard la gorge qui le fait souffrir. Un énorme ganglion l'empêche depuis plusieurs jours de se nourrir et même de respirer. Car ici, pas d'ordonnance, pas de visite à la pharmacie. Une simple angine prend des proportions, pour nous, inattendues. Que dire alors des problèmes cardiaques de Monica ou du diabète de Florian. Sa prochaine visite chez le médecin est prévue dans plus d'un mois. En attendant ? Rien. Ni médicament, ni contrôle de ce diabète grave que les médecins disent favorisé, quand ce n'est provoqué, par le stress permanent lié à treize ans d'expulsions. Florian a 45 ans.
Le collectif contacte la cellule de Médecin du Monde pour qu'ils se déplacent. Dès leur arrivée, ils proposent de s'occuper de dix personnes. Comment les choisir ? Au hasard ! Nous nous en inquiétons et pointons les problèmes urgents à régler : les traitements vitaux pour le cœur, les reins, les maladies bénignes qui s'aggravent de manière alarmante, les jambes cassées... Nous sommes entendus et ces malades se voient remettre une fiche de rendez-vous. Rendez-vous auquel ils devront se rendre seuls, à pied, à deux kilomètres !
De nouveau, nous faisons part de notre inquiétude. Alors on viendra chercher ceux qui ne peuvent se déplacer jusqu'à l’antenne de MDM.
Médecin du monde a mis en place un relais entre l'antenne et le bidonville avec des travailleurs sociaux. Ce personnel-relais à peine parti, tous les détenteurs de fiches se précipitent vers nous. Ils ne savent pas lire. Ne connaissent pas le nom des jours en français. Savent-ils d'ailleurs quel jour nous sommes dans cette enceinte où l'ennui et le désœuvrement, entrecoupé de recherche de subsistance, hachent et rongent le temps de cet hors du monde ?
Nous dessinons des horloges sur les fiches pour indiquer l'heure des rendez-vous. Comptons les jours qui restent avec eux et les marquons d'un trait à la manière des prisonniers de série B. Nombres d'outils à inventer manquent encore pour que l'autre côté du mur entende et se fasse entendre de ce côté-ci. Nombres d'outils sans lesquels grandie la plate-bande laissée aux préjugés, aux "On ne peut pas leur faire confiance", aux " ils ne sont pas fiables ", aux " le rendez-vous c'est pour eux, c'est important mais ils ne s'y présentent même pas ", comme au triste " il faut avouer qu'ils font parfois tout pour correspondre aux préjugés qu'on a sur eux ".
La présence de l'étranger, du Voyageur, perturbe naturellement l'ordre des choses et, se faisant, l'ensemence de NOUS nouveaux, outils et manières de co-naître.