Depuis 2011 nous sillonnons France, Moldavie, Italie et Russie à la rencontre des urbanités mobiles, provisoires et non cadastrées qui, depuis le tournant néolibéral des années 1 990, fleurissent autour de centres urbains toujours plus denses et gigantesques. Dans ces poches, quartiers ou enclaves d'urbanités bricolées, tour à tour ignorées ou pourchassées par les autorités, bricolage et détournement sont nécessaires à la survie, par l'adaptation de la production standard à cette ville non standard. Mais loin des clichés, ces « enclaves » ne sont pas des en-dehors du monde et la production même de ces bricolages s'appuie sur les réseaux et la circulation d'informations. Ainsi, même si ces urbanités peinent à se lier politiquement, elles le sont déjà techniquement par les forums et autres sites de diffusion de tutoriels ; de là, une perturbation des découpages sociaux-économiques traditionnels.
Mais ces marges urbaines ne sont pas à l'abri des appétits ni d'une volonté de reprise en main d'un marché potentiel, mais surtout d'un mode de production sectorisé dont architectes et ingénieurs seraient les chefs d'orchestre reprenant (pour leur plus grand bien s'entend) la production de ces urbanités des mains frêles des bricoleurs non spécialisés.
ARGUMENT À L'ENTREPRISE DE DÉPOSSESSION DU BRICOLEUR PAR SON DEVENIR COLONISÉ
Les crises financières et immobilières qui s'abattirent brutalement sur l'espace post-soviétique dans les années 1990 et
plus sournoisement, accompagnées par les politiques publiques, en Europe de l'Ouest à partir de 2002, ont condamné une partie de la population à la débrouille dans un environnement de pauvreté. Mais dès aujourd'hui les mâchoires voraces du marché et de ses différents spécialistes salivent face à ce monde de la production d'objets non standards y voyant un marché susceptible de leur échapper. Pouvoirs publics avec leurs différents projets de pépinières de startups comme marchands de la grande distribution comme Leroy Merlin (filiale du groupe Auchan) avec ses projet de « Fablabs » tentent de récupérer ce mouvement qui leur échappe.
Parallèlement le marketing en ligne fait de la rétro-éthymologie en parlant de « life-hack ». De même, les spécialistes de la ville planifiée, architectes, urbanistes et ingénieurs, craignant de perdre la main, cessent pour certains d'ignorer ou condamner ces formes urbaines pour les reprendre à leur charge. Au-delà d'un simple jeu de compétition commerciale il s'agit bien plus d'un rapport de domination qui refuse l'émancipation du producteur et plonge ses racines dans le terreau colonial.
Recension de l'ouvrage Villes nomades, histoires clandestines de la modernité, par Stany Cambot p/o Echelle Inconnue, février 2016 éditions Eterotopia France/Rhizome :
« À l'heure des empires du siècle, France et Russie ne sont pas les seuls à apprendre à faire la ville dans l'espace colonial. Comme l'exposait la designeuse Claire Lapassat, dans sa communication "L'habitat industrialisable" lors du colloque Minimaousse#6, dans les colonies britanniques on se pique de maisons préfabriquées apportant dans l'espace « orientalisé » le confort domestique et civilisé. En Australie par exemple arrivent en kit des maisons de bois pouvant être montées, sans savoir prérequis en matière de construction, par n'importe quel « indigène ». En même temps que l'architecture, c'est la division du travail que l'on expérimente avant de la réimporter dans les territoires métropolitains.
Construire à moindre coût ce n'est pas seulement dans l'esprit de ces expérimentateurs construire vite. C'est surtout construire avec une main-d'œuvre bon marché dépossédée des savoir-faire. Ce que ne démentira pas le président de la Cité de l'architecture et du patrimoine lors de son discours inaugural au concours Minimaousse#6 intitulé « La nouvelle maison des jours meilleurs » en hommage à la maison du même nom que Jean Prouvé prototypa pour l'abbé Pierre. Ainsi, en introduction à ce concours de micro-architecture consacré cette saison à l'habitat temporaire et modulaire, et après avoir rappelé les « nouveaux enjeux de la métropole », de « la ville durable », et l'importance de la « filière bois », insista-t-il sur le rôle prépondérant des architectes car :
« Nous le savons, une heure d'ingénieur est moins chère qu'une heure d'ouvrier ». Cette sortie qui tient du slogan deviendra le leitmotiv de la journée, repris tant par les architectes que par les industriels de la filière bois en quête de débouchés ici comme à Moscou. Ce que tous entendent naturellement par là est que la bonne planification du projet évite de « rattraper » les incertitudes sur le chantier. Qu'en une heure de travail, un ingénieur économise au maître d'ouvrage des heures qu'il devrait payer à ses ouvriers. En somme ingénieurs et architectes projetant des espaces préfabriqués poursuivent l'expérience lancée dans l'espace colonial britannique, réduisant la main-d'œuvre à un rôle de manutentionnaire « indigène », colonisé ou « bédouin de la métropole ». L'équation devient alors merveilleuse. Sur la planche à dessin s'invente la maison d'un sous-prolétariat sous-qualifié que l'on paiera (peu) à la monter, ce qui pour un
moment le fixera de nouveau sur le territoire. L'utopie devient concrète, la ville foraine un marché et l'architecte se réaffirme comme un maillon nécessaire dans la chaîne du contrôle des populations.
Inutile de voir là un complot ou une machination. Ce qui agit davantage ici est une stratégie de méconnaissance, facilitée par le découpage spécialisé des acteurs appliquant autant de directives aux conséquences encore imprévues que de solutions toutes faites pour en atténuer les possibles effets. Un marché florissant de formations et séminaires en tout genre les fournissent d'ailleurs aux ingénieurs culturels, urbains ou sociaux. Dresser le portrait de ses bourreaux ne suffit pas à rendre la ville foraine désirable mais seulement à l'inscrire dans l'histoire des vaincus. Pas d'angélique naïveté. Il n'est pas enviable de vivre le bidonville et beaucoup furent heureux de le quitter pour l'appartement ou la cité. La ville foraine n'est ni bonne ni mauvaise. Elle est le miroir de fête foraine tendu à la ville du cadastre qui la défigure. Mais surtout elle est la ville nécessaire, son envers aussi : la fabrique nomade de la ville. »