Cartographier était la commande. Mais, sans encore le savoir, nous arrivions bras chargés.
De près d'un an de rencontres mensuelles avec des chercheurs, des militants, des artistes dont le travail prend pour centre la question de la mobilité. Cartographier donc... Impossible, réellement.
Mettre la mobilité au centre, ou la prendre comme prisme d'observation ou de compréhension de la ville amène immanquablement à un changement de paradigme. Pour les « professionnels » de la ville que « marginalement » nous sommes, il reste parfois difficile d'envisager la ville, la cité comme secondaire et dire, avec le géographe Denis Retaillé, que « le mouvement est premier » ; que nous ne vivons qu'un moment de l'aventure de l'espace des populations qui voit de manière probablement momentanée (et tout à fait incomplète) le triomphe de la ville.
L'appréhension de l'espace de l'homme comme un espace fixe, sédentaire ou immobil(ier), bien qu'évident, est en somme, une erreur pratique, une aliénation commode des pensées de la ville, du territoire ou de l'espace. Elle n'en forme pas moins le socle et l'essentiel des représentations. La cartographie moderne par exemple (qui donne naissance au cadastre et à ses dérivés comme au plan d'aménagement ou d'architecte) ne naît au XVIIIème siècle que pour permettre aux monarques de calculer avec précision leurs domaines immobiliers entendus comme l'espace de la nation (excluant de fait et dès l'origine les populations mobiles du territoire qui, échappant à la représentation, au plan, échappent de fait à l'État, qui n'aura, dès lors, de cesse de tenter d'inventer des moyens de comptages ou statistiques pour faire de nouveau entrer ces individus ou population dans la sphère territoriale et nationale à défaut du plan).
Comment dès lors, combattre l'aliénation avec des moyens aliénés ? Le mouvement, par essence, demeure in-cartographiable. La ville ou le territoire en mouvement ainsi que ceux qui les peuplent ne peuvent durablement du moins, entrer dans la carte. Celle-ci n'étant qu'un instantané du territoire le figeant dans un éternel présent illusoire. Dès lors, l'habitat léger, la caravane, le camion, la tente et par extension, ceux qui vivent d'hôtels en hôtels ou encore le bidonville échappent à la représentation, socle et fondement de l'idée nationale. Ils ne peuvent alors être considérés que comme des anomalies en attente de traitement.
La commande dans le cadre du festival DIEP était de dresser la carte de ces mobiles ou de ces mobilités. Ce que nous avons consciencieusement tenté de faire, levant pas à pas les impossibilités et les contradictions qu'impliquaient le traitement cartographique (représentation d'un éternel présent) de ce mode d'habiter qui se déplace et modifie l'espace dans le temps. L'évidence s'est alors imposée : plus que le graphisme figeant du plan c'est la légende (comme dans la cartographie médiévale) qui seule peut nous amener à re-présenter ce territoire mouvant. C'est aussi cette légende (ce qui est digne d'être conté) qui met en évidence la manière dont le chantier urbain génère ces mobilités ou en quoi ces mobilités constituent des réponses à la modification du tissu urbain.
L'exposition, plus qu'une démonstration plastique est conçue comme un cerveau collectif ouvert où se présentent, parfois biffés, les différentes tentatives de réponse à la question « qu'est-ce que Dieppe mobile ? ». Sur ces questions, en forme de texte, image, carte, la dernière tentative de réponse : le Nigloblaster, une caravane pour vélo capable de lire et diffuser la légende du territoire : Dieppe invisible (puisque non-représentée). Sur le guidon du vélo un écran diffuse les images de l'invisible, l'histoire. Premier prototype, ce dispositif sera augmenté d'un système GPS permettant de déclencher sons et vidéos de manière contextuelle à travers la ville. En somme, un diffuseur de légende dans la carte à échelle 1:1.
« On est Manouche, Voyageur même, carrément ! »
Nito et Timothée sont nos voisins. Depuis quelques jours, nous les voyons passer derrière le grillage et les grilles de nos fenêtres, avec leurs vélos équipés de remorques, rejoignant les caravanes posées sur ce terrain près de la déchetterie. Ici comme ailleurs, ça se vérifie, pour trouver un terrain de voyageurs, cherchez le pire : souvent entre la voie ferrée et la déchetterie. Ici, c'est entre celle-ci, la rivière et une entreprise de polissage de métaux qu'on les trouve. Non pas que la proximité leur permette de pratiquer leur activité de récupérateurs de métaux, mais surtout parce que c'est souvent les derniers lieux où on les laisse en paix.
Ce n'est que plusieurs jours après que nous les rencontrons, à l'autre bout de la ville. Assis, en rendez-vous, nous sommes surpris d'entendre, comme à quelques mètres, une musique à plein volume. Un autoradio ? Un concert ? Un barbecue qui s'improvise ? Non, un étrange dispositif : vélo, carriole avec, entre les planches, un branchement complexe de batterie de voiture, transformateur, lecteur cd et une énorme enceinte. À travers la fenêtre nous reconnaissons nos voisins. Ils s'accrochent au rebord. « On est Manouche ! Voyageur, même carrément ! ». C'est ainsi qu'ils traversent la ville quand ils ne font pas de la ferraille ou n'aident pas un membre de la famille à tailler une haie, volume à fond. « L'autre fois on a même gagné vingt euros ! »
Nito et sa famille viennent d'Amiens. Il construisait déjà ces dispositifs sonores à l'époque sur des vélos, des scooters. Il est sur cette « place » depuis 5 ans. Possède depuis peu sa camping, attend une voiture sans permis et rêve d'accrocher avec sa soeur pour Marseille et y rester quelques mois. Il parle aussi du tatouage qu'il veut se faire sur le bras : un hérisson (le niglo symbole des voyageurs) avec des gants de boxe ou une mitraillette.
L'oeuvre
Le Nigloblaster est un dispositif forain, « manouche, voyageur même, carrément ! » permettant de sous-titrer l'espace. Il diffuse la légende (ce qui est digne d'être conté) de la carte, jusque là, impossible de la mobilité. Prototype re-designé du véhicule utilisé quotidiennement par nos voisins voyageurs, le Nigloblaster diffuse dans l'espace urbain textes, chansons, témoignages et entretiens des personnes rencontrées et connaisseuses de cette ville invisible, méconnue et peut-être tue qu'est « Dieppe mobile ». Ce prototype sera prochainement équipé d'un système GPS permettant de géolocaliser sons et vidéos dessinant un parcours dans la ville. En somme, le Nigloblaster vise à devenir un lecteur de ville. Il pourra ultérieurement être prêté au public.
« Le fil rouge sur l'fil bleu et.... sinon t'as pas d'aigus » Histoire d'une co-invention
Nous faisons peu de choses en somme. Nous restons attentif au réel pour le recomposer et le re-présenter à ses acteurs. Rien ne nous importe moins que la mise en spectacle de la participation réputée citoyenne. Le travail, pour nous (c'est à dire les réalisations : films, affiches, objets) est le lieu de rencontre ; ce qui nous unit et dit « Nous ». Il semblait cependant utile de revenir (ne serait-ce que pour éclairer ces principes) sur la production d'un de ces objets. Manière aussi de revenir sur le rôle et la place centrale de Nito et Timothée dans le travail réalisé à Dieppe.
Nito et Timothée vivent depuis cinq ans en caravane sur le terrain à côté de l'endroit où nous travaillons. Presque tous les jours ils passent nous voir en revenant, fiers de leurs trésors exhumés de la déchetterie ou
avant leur tournée avec leur charrette sonorisée accrochée au vélo.
Nous leur présentons des travaux plus anciens, des affiches réalisées avec des voyageurs. « hé Timothée t'as vu ? Il est bizarre le gadjé » Nous leur donnons des appareils photos en leur demandant de photographier leur quotidien. En moins d'une journée, ils les ont remplis. Nous développons. Leur montrons. Commençons ensemble à les sous-titrer. « là c'est mon camping », « là mon chien, il chasse les rats »... Plus tard ils reviennent « les photos, faut pas les publier. Ma mère elle veut pas. Elle veut qu'on soit discret. Elle n'a pas envie qu'on parle de nous » Et puis, lire, écrire, c'est pas leur truc.
Ils passent cependant tous les jours. Nous poursuivons ensemble, mais comme en privé, la construction d'affiche à partir de leur photos. Visite quotidienne de voisinage. Leur sono à fond, avec un de leurs airs préférés sur cd « Mor tchavo on va chiner ». On parle charrette, vélo, mécanique. On envisage de diffuser autre chose que de la musique sur la charrette. On réalise une première esquisse de ce qui pourrait être le tatouage de Timothée : un niglo, c'est-à-dire un hérisson, avec des gants de boxe qui ne remporte, auprès de l'intéressé, qu'un succès mitigé (mais comme rien ne se perd, nous le réutiliserons plus tard).
Parallèlement nous multiplions les rencontres, leur en parlons, leur montrons les images tournées. Ils commentent, interviennent, reconnaissent certaines familles à leur caravanes. A mesure, et en partie en raison du refus de leur mère de voir figurer leur « place », le projet de carte statique de la mobilité à Dieppe semble de plus en plus compromis voire injustifié. Nous décidons de nous concentrer sur la légende de la carte, plus que sur le fond de plan. Rêvons tout haut d'un dispositif qui lirait le territoire ou le paysage comme une carte à l'Echelle 1:1.
Nous revoyons nos voisins, prenons conseil auprès d'eux pour réaliser un attelage vélo/carriole sonorisé capable de diffuser les différents entretiens, images et textes recueillis pendant un mois dans la ville mobile de Dieppe. le Nigloblaster est né.
Nous trouvons une charrette, commençons à la re-designer. Ils passent, en selle, circonspects. Passer autant de temps à peindre, enduire, poncer pour un truc qui marche si bien avec deux planches et un tendeur... décidément bizarres les gadjés ! Ils font le tour, soulèvent le capot, regardent les branchements. « C'est pas comme ça qu'il faut brancher ! Le fil rouge sur l'fil bleu et.... sinon t'as pas d'aigus ! » Nito soulève le dispositif. Nous l'emmenons à l'intérieur. Il se penche, arrache la gaine des fils avec les dents, les torsade. Rebranche et pousse le volume à fond. « c'est mieux mais le haut-parleur est mort. Timothée ? Le gros dans ton camping, on pourrait pas leur passer ? »
« on va trouver »
Le jour de l'exposition venu, le choc de la découverte de leur portrait en fresque passé, ils enfourchent à tour de rôle le vélo et tournent dans la salle. C'est aussi le leur.