« ... Comment expliquez-vous l'intérêt marqué par les architectes de l'avant-
garde russe pour les structures légères comme les tribunes, les kiosques... ?
- Parce qu'à l'époque ils n'avaient pas encore les infrastructures »
Autre jour, autre correspondant, autre pays
- Au début du cinéma, les projections se font souvent sous tente
depuis une roulotte ou un camion...
- Oui, parce qu'à l'époque ils n'avaient pas encore les infrastructures.
« Parce qu'à l'époque ils n'avaient pas encore les infrastructures » invariante justification du dispositif nomade, le pis-aller forain, attendant qu'avec l'infrastructure les choses sérieuses commencent. Réitération d'un darwinisme urbain qui théorise l'évolution naturelle des formes légères aux formes fondées.
L'espace forain ne pouvant être que la forme temporaire, préparatoire ou réparatrice de la ville enfin dotée d'infrastructures.
Quittons un moment la ville cool et ses ritournelles du vivre ensemble, de la mixité et de l'hospitalité pour entrer dans sa forme sérieuse tenue par l'aménageur et l'ingénieur en uniforme de X, des Mines-ponts ou d'ailleurs. Prêtons oreille à leur prière murmurée : infrastructure ! L'ensemble d'éléments structuraux interconnectés fournissant le cadre supportant la structure. Le mot est magique et sa définition flirte avec l'anneau de
Möbius. Il exclut d'emblée celui qui n'appartient pas à la sphère des faiseurs de ville et ses ingénieurs.Nous vivons sous le règne de l'infrastructure. On ne parle plus
désormais de bâtiments, routes, ponts ou lignes d'autobus mais
d'infrastructures. À peine parle-t-on encore d'équipements, cette dénomination qui justifiait il y a peu, l'implantation systématique de Zénith ou plus tard de médiathèques dans toutes les villes candidates à la concurrence territoriale,jouant les unes contre les autres
de l'attractivité que ces équipements supposaient. Ces objets salutaires qui sauveraient nos villes du passé pour les faire entrer dans le contemporain.
On disait équipement. On dit désormais infrastructure.
« Infrastructures capables de (et c'est le comble quand on s'intéresse au forain) dynamiser la ville, le quartier... Infrastructures suffisantes pour garantir l'attractivité de la ville... Cette nouvelle infrastructure constitue le levier du développement urbain... » Il n'y a qu'à piocher dans les discours et la littérature de la communication urbaine.
Le glissement sémantique est loin d'être neutre, par là, les faiseurs de ville nous signifient que toute leur action fait socle. La fondation inextricable protège notre
espace politique, social, urbain de l'effondrement ou de l'enlisement.
Tout ce que la ville foraine ne saurait faire et que l'infrastructure naturellement remplace.
Or à tirer et suivre le fil historique de « l'infrastructure » et de ce que le terme charrie de technique et d'innovation, on en démêle celui qui le lie à la ville foraine. On découvre alors un rapport bien moins univoque. C'est une valse, un tango ou une danse apache (ancêtre de la java) que la ville foraine semble danser avec l'ingénierie, la technique et leurs chères infrastructures. À cet égard, le cinéma que l'on peut entrevoir sous ces trois aspects, à la fois équipement, invention et technique, peut permettre une vivifiante traversée du siècle.
21 juillet 2014,Tourville la Rivière.
« Par la fenêtre du wagon, sur la ligne Paris-Rouen,on aperçoit un terrain, une maison et des caravanes. Le voilà ! Monsieur Sabo est devant son camion et prépare le départ de la famille.
Il nous invite à entrer sur son terrain, nous fait visiter son camion, puis sa maison.
"Mon père faisait les fêtes foraines, il a été dompteur, puis il a décidé de faire les marchés, puis il a fait de l'étain... Mes enfants sont dans le bâtiment...Vous savez, je suis voyageur et ce sont les voyageurs qui ont fait connaître tissus, harnais de chevaux, outils de l'agriculture et cinéma... De la Russie, à l'Europe en passant par les Indes, sur les foires, nous montrions à un endroit, ce que nous avions récolté dans un autre... Et à propos de cinéma... Et bien, mon grand-père, après avoir été boxeur, il diffusait des films, je me souviens surtout de Jacky Jockey et Charlot Mitron, et c'est ma grand-mère qui faisait le papillon avec un grand drap sur lequel il projetait les films." » Comme le rappelle Arnaud Lemarchand dans son ouvrage Enclaves nomades (éditions du Croquant) les débuts du cinéma ne riment pas avec salle de projection. Deux incendies d'importance survenus dans des théâtres parisiens et moscovites ont effrayé le public qui trouve dès lors plus sage de suivre les projections sous des tentes et
chapiteaux dont il estime plus aisé de s'échapper.Ce seront donc essentiellement les forains, Manouches pour bonne part qui,jusqu'en 1912,projetteront les copies des premiers films achetés aux studios de production. Par le réseau des foires se diffusent autant les oeuvres que la « nouvelle technologie » qu'est le cinéma. Mais les studios Pathé veulent le monopole et mettent en place une couverture complète de la chaîne de production et de diffusion.Au détriment des forains, ils imposent un système de location des copies au lieu du système de vente. En raison de l'augmentation des coûts, les industriels forains se trouvent hors course. Certains se tournent alors vers les studios outre Atlantique, quand d'autres se lancent dans l'aventure de la production, tournant un jour dans un village les histoires entendues, pour les projeter plus tard sur place ou dans un autre. Ce qu'aujourd'hui nous faisons ou ce que certaines expériences du « cinéma direct » des années soixante et soixante-dix réitéraient en diffusant aux acteurs-mêmes les rushs auxquels ils avaient participé. Cette mise hors concurrence des cinémas itinérants, au moment où le public est à la fois familiarisé et toujours plus demandeur, crée les conditions favorables au développement par Pathé d'un réseau national de salles fixes. Désormais accoutumés, les spectateurs dépasseront leur peur initiale pour assister aux projections dans des bâtiments clos.
Dans ce cas précis, le cinéma foraine constitue pas la forme provisoire de l'infrastructure à venir ou en projet que serait la salle ou le réseau de salles. Elle est une forme concurrente et non monopolistique que Pathé doit abattre pour développer ses infrastructures.
Six années plus loin dans le siècle. Sur le front du sud-ouest où l'armée rouge s'oppose aux armées de Wrangel et Dénikine, on assiste à un effort d'exportation de la propagande révolutionnaire. Jusque-là diffusée par voie d'affiche ou de presse, elle était distribuée dans les kiosques qui fleurissaient ou par l'image animée dans les quelques salles de cinéma des grandes villes.
Mais à cette guerre mouvante, l'agit-prop (agitation-propagande) doit s'adapter et littéralement se mobiliser. S'inventent alors différentes unités mobiles d'agit-prop. En 1920 est mis à flot sur la Volga le vapeur Étoile Rouge et sur les rails, son homologue ferroviaire Révolution d'Octobre. Certaines de ces unités embarquent troupe de théâtre, cinéma ambulant, équipe de tournage, laboratoire, bibliothèque, et imprimerie. Isaac Babel alors engagé dans la cavalerie et journaliste
chroniqueur pour le journal « Le cavalier rouge », évoquera ces trains aux imprimeries embarquées aux portes desquels il rendait son papier.
Le réalisateur Dziga Vertov participera quant à lui aux tournées du Train du Comité Central. À chaque halte, les dispositifs se déploient et les oeuvres cinématographiques de Vertov sont projetées dans des gares ou les cinémas. Certes la forme foraine du cinéma d'agit-prop correspond à une nécessité : combler le manque « d'infrastructure » sur le front. Mais elle est aussi et surtout une manière d'utiliser celles déjà existantes : rails, gare et même cinéma. Le dispositif forain ici,fertilise
le territoire des fronts et réinvestit l'existant d'un nouveau programme, le détourne. Mais le train glane aussi et collecte. Les équipes de Vertov, tournent et capturent l'image. En quoi cela influence-t-il le cinéma de celui qui, en 1923, écrit son manifeste Kinoks-Révolution dans les pages que lui ouvre le poète Maïakovski ? « Je suis un oeil. Un oeil mécanique.
Moi, c'est-à-dire la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. Désormais je serai libéré de l'immobilité humaine. Je suis en perpétuel mouvement.
Je m'approche des choses, je m'en éloigne. Je me glisse sous elles, La Java de l'infrastructure j'entre en elles. Je me déplace vers le mufle du cheval de course. Je traverse les foules à toute vitesse, je précède les soldats à l'assaut, je décolle avec les aéroplanes, je me renverse sur le dos, je tombe et me relève en même temps que les corps tombent et se relèvent...
Voilà ce que je suis, une machine tournant avec des manoeuvres chaotiques,
enregistrant les mouvements les uns derrière les autres les assemblant en
fatras. Libérée des frontières du temps et de l'espace, j'organise comme je le souhaite chaque point de l'univers.Ma voie est celle d'une nouvelle conception du monde. Je vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez pas. » Qui parle ? Le réalisateur ? La caméra ? Le train ?
Mais l'expérience la plus connue de cinéma forain reste certainement celle du ciné-train de Medvedkine que Chris Marker ressuscite dans les années soixante-dix. Ce véritable train aménagé pour la réalisation et la production de court-métrages a traversé l'Union soviétique en 1932 afin d'y filmer la population laborieuse des villes et campagnes. Les films tournés étaient aussitôt montés et projetés à leurs acteurs-mêmes dès le lendemain. Il s'agit là aussi d'un exercice d'agit-prop. Mais ces films sont assez différents des films de propagande habituels. Contrairement à ces derniers, et bien que cela soit loin d'être évident à l'oeil de l'ouest contemporain, les courts métrages de Medvedkine encensent moins le projet de planification qu'ils ne se proposent comme un
outil parfois terrifiant de celui-ci. Les projections donnent lieu à des débats parfois violents qui confinent à l'exercice LCR (Lutte,Critique, Réforme) des mouvements Mao français et japonais des années soixante-dix. Le mauvais ouvrier ou responsable est publiquement dénoncé et est amené à faire son autocritique. Par ailleurs, il arrive aussi aux films du ciné-train d'aller à contre-courant des élans propagandistes officiels comme lorsque le réalisateur consacre un opus aux « vieux travailleurs » vantant leur grande expérience en opposition aux images de nations jeunes des pays socialistes habituellement colportées. Les problèmes soulevés par les films sont concrets et les débats visent à les régler. Pour un peu, on pourrait placer Medvedkine en père fondateur du film d'entreprise, outil de management visant à informer et augmenter production ou qualité
par l'application d'une nouvelle politique de gestion du personnel. À une différence près cependant, le lieu. Ces films ne sont en effet pas destinés à un réseau d'entreprises national ou international mais à un usage très local et contextuel. Ce sont des films faits avec et pour ceux qui les regardent et la notion traditionnelle de spectateurs s'entrouve pulvérisée. L'objectif est clair : en filmant la « réalité soviétique » et en la diffusant à ses acteurs il s'agit selon les avant-gardes d'influencer réellement la vie, de construire une nouvelle société. En améliorant la productivité, le ciné-
train aide à réaliser le Plan. Le ciné-train de Medvedkine n'est pas un palliatif dans une société en manque d'infrastructures. Il en est la caravane rédemptrice et parfois policière (Medvedkine confiera laisser parfois dans l'usine qu'il venait de quitter, un opérateur et une caméra sans pellicule, qui par la crainte qu'ils inspiraient évitaient le relâchement de la production). Le cinéma forain suit la géographie des infrastructures de production et tente de les améliorer. Le dispositif forain est ici un des outils de la planification industrielle et agricole du régime.
La miniaturisation des outils de projection d'aujourd'hui, outre l'équipement des home-cinema et de nombreuses productions artistiques spectaculaires sert, à peu de chose près, les mêmes intérêts, permettant de plus en plus aisément de nomadiser les images dans le monde de l'entreprise, du spectacle ou de la recherche. Nomadiser le cinéma. La question se pose aujourd'hui à nous aussi et ce sont immanquablement ces vieilles gommes des histoires clandestines du cinéma dont nous reprenons la mastication. Faire des films et les faire voyager s'est imposé à nous dès lors que nous entamions le travail sur les nomadismes contemporains. Faire des films d'abord pour documenter avec ses acteurs-même la ville foraine. Les faire circuler ensuite d'une « enclave foraine » à l'autre pour lier des individus et des groupes que l'État, la police et l'armée divisent, trient et séparent à l'envi pour les maintenir dans une intranquillité commode pour qui veut régner. Nous voilà alors à apprendre du ciné-truck de Rodchenko et des travellers comment transformer un camion en cinéma pour amener nos films là où les forains sont, c'est-à-dire, le plus souvent, là où la structure cinéma n'est pas. Au contraire, l'implantation d'une infrastructure de diffusion de produits culturels sonne parfois le glas de l'installation foraine comme ce fut le cas à Villeurbanne. L'expulsion du bidonville du quartier de la Soie commence ainsi : une société privée attirée par le prix du foncier et a situation du quartier à un point nodal du réseau routier de la périphérie lyonnaise, décide d'y construire un multiplexe. Le politique local, en reste, en concurrence ou en connivence emboîte le pas et lance la « requalification » du quartier. Le projet se dessine, l'autocollant « Grand Lyon » y est apposé et les habitants du bidonville sont expulsés à la pelleteuse. Ces exemples piochés au hasard du siècle constatent le rapport complexe du forain à l'infrastructure. Tour à tour concurrent, semeur, agent du détournement, outil du plan lui-même ou au contraire de la cohésion face à la violence de celui-ci, le dispositif ou l'architecture foraine n'est pas dans un rapport univoque à l'infrastructure. Leur nécessité n'est pas temporaire dans l'attente de l'avènement infrastructurel. Ces différentes expériences de cinéma forain, se placent dans le sens du projet moderniste : l'avènement d'une nouvelle société par la technique. Loin de la survivance d'un mode ancestral d'occupation de l'espace, le forain, moderne et technique est l'instigateur du changement y compris urbain.Vertov encore : « Nous nettoyons notre cinéma de tout ce qui s'y est insinué, littérature et théâtre, nous lui cherchons un rythme propre, un rythme qui n'ait pas été chapardé ailleurs et que nous trouvons dans le mouvement des choses. (...) Avec un rythme, une évaluation, une recherche d'outils propres à nous mêmes, gagnons les grandes étendues, gagnons un espace à quatre dimensions (3 + le temps) ». Programme salutaire, alors inachevé et sans aucun doute à poursuivre.
Aujourd'hui c'est encore dans l'espace forain que ce programme s'expérimente et passe à l'incubateur. Les projections de films en relief, avec projections de fumée, d'odeur et sièges mouvants au rythme de l'action ont fait suite depuis de nombreuses années au cinéma à 180 puis 360° dans les fêtes foraines. Il faut cependant attendre que ce dispositif s'installe dans un centre commercial de Lyon pour que le chroniqueur culturel se penche sur son anatomie et prononce un verdict sans appel. « Nous voici transportés dans un type de spectacle où seule compte la forme.
On y est secoué, enfumé, assourdi et on nous en met plein la vue. Le dispositif tient davantage du manège de la foire du Trône que de la salle de cinéma et les films qu'on y "projette" ne racontent rien, n'élevant pas le propos au- dessus de ceux d'un jeu vidéo. (...) On attend encore un vrai film, avec un vrai scénario et une histoire à la hauteur des techniques mises en oeuvre. » et « La 5D, cinéma ou attraction foraine ? » s'interrogeait le site internet culturebox (http://culture-box.francetvinfo.fr) dans sa rubrique cinéma le 12 mars 2013. Une note en demi-teinte achevait l'article « On rêve d'un space opéra en 5D... » Voilà encore l'attente du messie non pas infrastructurel cette fois mais artistique à même de remplir les « ciné-églises » dont Vertov voulait sauver le peuple en inventant un cinéma mobile que Rodchenko esquissa en 1923 sous la forme du ciné-truck qui devait agir selon lui « comme n'importe quel autre instrument efficace. Comme une voiture de pompier. Pourrait se mettre en action dès qu'ils recevraient un appel, et accourir au moment précis dans le lieu nécessaire : Projecteur. Chambre. Écran. » Le cinéma forain doit être autre puisqu'il suit un autre programme que celui de la production spectaculaire habituellement diffusée dans les temples infrastructurels. Par nature l'infrastructure résiste à l'environnement fluide, seul l'espace forain prend en compte et est capable de répondre à cette quatrième dimension de l'espace que veut conquérir Vertov, le temps auquel la ville officielle tente de résister.